|
Pour ouvrir cette série consacrée à quelques penseurs contemporains du bouddhisme, il m'a semblé intéressant de faire connaître Ishida Tsugéo (石田次男, 1925-1992). Ne sachant rien du personnage, j'avais découvert Ishida dans les fascicules d'une revue qui s'appelait Shōri (正理), vers la fin des années 80. Cette revue ne devait durer que quelques numéros, trois je crois. C'était un entretien d'une cinquantaine de pages entre trois personnes, Ishida et deux autres qui le questionnaient. La forme était parfois un peu confuse, donnant le sentiment qu'il s'agissait d'un dialogue enregistré et revu plutôt que d'un enseignement qui aurait été transcrit sous cette forme pour lui donner un aspect plus vivant. Il y avait des discontinuités dans les interventions. Mais j'étais passionné par la plupart des vues d'Ishida. J'avais l'impression qu'il avait mené une réflexion très profonde et aboutie sur les doctrines bouddhiques. Il structurait sa pensée sur des notions philosophiques modernes qu'il avait créées et qui, appliquées au bouddhisme me semblaient particulièrement éclairantes. Parmi elles le couple de concepts que je traduis par "Être et Existence13" (実在 - 実存, jitsuzai, jitsuzon).
Cette notion structurante de la pensée d'Ishida était développée dans son livre Sciences modernes et loi boudhique (現代諸学と仏法, Gendai shogaku to buppō). Pour résumer, au risque de carricaturer, disons que l'Être est ce qui est réel, ce qui est, ce dont traite les sciences. C'est ce qui est vrai en opposition à ce qui est faux, imaginaire, etc. À l'inverse, l'Existence est ce qui me concerne, ce qui indubitablement est lié à ma propre vie. Le fait de considérer les deux notions comme vraies à la fois, sans se rendre compte qu'elles ne s'appliquent pas du tout aux mêmes domaines, est source de confusion. Ainsi comme il l'expose dans le texte ci-dessous, dans le concept bouddhique des dix mondes, les six premiers d'entre eux constituent le monde réel, ils ressortissent de l'Être ; à l'inverse les quatre autres, les quatre mondes supérieurs et propres au bouddhisme ne se trouvent que dans l'Existence. Pour se replacer à l'époque où ce livre avait été écrit, c'était l'époque où se développaient diverses adaptations du bouddhisme, où l'on essayait de le 'moderniser' et où des théories qui par exemple, identifiait la loi bouddhique à une prétendue "Loi de l'univers" faisaient florès.
Les deux textes que j'ai traduits ci-dessous sont tous deux extraits de la revue Shōri. Le premier, tiré du numéro 3 de cette revue, traite essentiellement du concept d'Une pensée trois mille et le second qui provient du numéro 2, aborde les deux concepts d'Être et Existence et la manière dont Ishida s'en sert pour donner une interprétation de plusieurs termes bouddhiques.
La forme et le ton de ces textes peuvent surprendre. En fait il s'agit d'une reconstitution d'enseignements qu'Ishida donnait chez lui, probablement vers 1988, auprès d'un petit auditoire et durant de longues sessions de plusieurs heures, cinq ou six paraît-il...
Lorsque j'avais mis en ligne ces traductions des entretiens d'Ishida en 2009, j'avais mentionné également deux sites japonais où l'on pouvait trouver des extraits de textes d'Idhida. Malheureusement ces sites n'existent plus. Toutefois on peut encore consulter, en japonais, la fiche Wikipedia Japon qui lui est consacrée et également un site, toujours en japonais, Ishida Tsugéo Chosaku (石田次男著作)、sur lequel on peut lire notamment ce qui est sans doute son œuvre principale Sciences modernes et loi boudhique (現代諸学と仏法).
|
Entretien entre MM Ishida, Nakasugi et Miyashita1
|
Nakasugi :
Nous accueillons aujourd'hui Monsieur Ishida afin qu'il nous parle de l'enseignement le plus important du bouddhisme, la doctrine que l'on appelle Une pensée trois mille.
Ishida :
En premier lieu, je tiens à préciser ce qui suit : en ce qui concerne le principe d'Une pensée trois mille en lui-même, il a été expliqué d'une manière parfaite par Zhiyi. Aussi, n'y a-t-il aucune version complémentaire rédigée par Nichiren2. C'est pourquoi, tous les commentaires que je peux donner, ne sont rien d'autre que les paroles de Zhiyi. Il serait ennuyeux que vous les saisissiez tels quels, c'est-à-dire d'après les phrases (文上, monjō). Si vous ne les comprenez pas en deçà des phrases (文低, montei), vous ne parviendrez qu'à une mésinterprétation.
Nakasugi :
Nombreux sont ceux qui pensent avoir une idée de ce qu'est la doctrine d'Une pensée trois mille simplement en étudiant les dix mondes. En fait, j'ai le sentiment que c'est un principe particulièrement difficile à appréhender. Aussi, il serait vraiment utile que vous nous éclairiez sur ce sujet dont de nombreux points sont incompris.
Je souhaiterais vous proposer de procéder en traitant sucessivement les thèmes suivants: d'abord la Une pensée, puis les dix mondes, ensuite la présence mutuelle des dix mondes, des dix Ainsi et enfin, les trois domaines.
Ishida :
Au sujet de la Une pensée, nous trouvons la Une pensée au niveau de l'effet, et la Une pensée au niveau de la cause. Les êtres, chacun d'entre eux, ne perçoivent pas la Une pensée du niveau de l'effet, aussi ne ressentent-ils pas le besoin de l'appréhender, et dès lors, pour l'approcher on doit y croire. La Une pensée au niveau de l'effet, c'est par exemple Shakyamuni qui, lorsqu'il accomplit la voie pour la première fois, en un temps évoqué par l'expression « éons dits des cinq cents grains de poussière » et qu'il enseigna le Sūtra du lotus en Inde, représenta alors la Une pensée au niveau de l'effet dans laquelle c'est l'effet qui enveloppe la cause.
Pour nous, c'est diffèrent. Nous sommes sur le plan de la cause pour ce qui est de la pratique3 de la voie bouddhique ... Nichiren est le Bouddha. Et bien qu'en tant que tel il soit le maître des enseignements du niveau de l'effet, il enseigne le dharma sous la forme de la merveille de la cause originelle en mettant en évidence le niveau de la cause et dans laquelle c'est la cause qui enveloppe l'effet. Nous, comme nous ne sommes pas le maître des enseignements, nous n'avons pas de Une pensée au niveau de l'effet et nous n'en éprouvons pas le besoin. Pour nous, ce qui nous est nécessaire, c'est la Une pensée de la cause, c'est-à-dire la Une pensée de la foi.
Nakasugi :
Avant d'évoquer la Une pensée, que ce soit au niveau de l'effet ou bien au niveau de la cause, pourriez-vous nous parler de la Une pensée d'une manière générale ?
Ishida :
Non, car cela ne serait que du domaine des théories savantes. En bouddhisme, il n'existe pas quelque chose qui serait la Une pensée en général. Nous avons affaire seulement à la Une pensée de l'illusion ou à la Une pensée de l'éveil. C'est pourquoi, si on n'établit pas de différence entre la Une pensée au niveau de la cause et celle du niveau de l'effet, on ne peut même pas percevoir le contenu de la Une pensée. Si on n'admet pas, pour nous qui sommes des croyants, que notre Une pensée est celle qui se situe au niveau de la cause, on ne peut rien expliquer.
Pour ce qui est de la Une pensée au niveau de l'effet, il y a d'abord celle du bienfait de la délivrance, c'est-à-dire celle de Shakyamuni. Il y a ensuite la Une pensée au niveau de l'effet de l'ensemencement, c'est-à-dire, celle de Nichiren. On aura beau marcher au plafond, on ne deviendra jamais comme Shakyamuni ni même comme Nagārjuna ou Zhiyi. Encore moins nous ne pourrons devenir comme Nichiren maître des enseignements au niveau de l'effet.
Dans notre cas, parmi les six identités :
- identité du principe,
- identité de la dénomination,
- identité de la pratique contemplative,
- identité de la ressemblance,
- identité de la vérité fractionnée et
- identité absolue,
l'ascèse que nous pratiquons relève principalement de l'identité de la dénomination. Toutefois si nous comparons cela a ce qu'a été pour Nichiren cette identité de dénomination, nous devons constater que notre approche ne va même pas au delà de l'identité de principe. Cette identité de principe demeure illusoire.
Quand bien même nous progresserions, nous pourrions tout au plus parvenir jusqu'à l'identité de la vérité fractionnée mais non pas à l'identité absolue.
En fait, c'est parce que nous procédons toujours de la Une pensée au niveau de la cause que tout au plus nous ne pouvons accéder qu'à l'identité de réalité fractionnée.
Aussi pour nous, pour évoquer cette Une pensée personnelle momentanée de l'illusion des éléments, nous ne pouvons considérer que les Trois mille.
Lorsque nous disons 'momentanée', cela se rapporte à la pensée dans son fonctionnement. Il ne s'agit pas de la pensée comme si on l'avait rendue objective ou phénoménale. Cela ne se situe pas au niveau des phénomènes, mais au niveau du fonctionnement et c'est cela que nous appelons le caractère momentané. Ce niveau du fonctionnement signifie l'instant où le travail de la pensée s'effectue, ce n'est donc pas la Une pensée une fois celle-ci passée. Cet aspect du fonctionnement se fait dans la mécanicité de l'illusion des éléments (mécanicité de l'harmonie provisoire des causes et conditions des cinq ombres) et apporte donc les effets de l'illusion des éléments.
Et pourtant, la théorie d'Une pensée trois mille c'est " Tout commence à partir de la Une pensée dans l'illusion des éléments et à partir d'elle, la Une pensée d'éveil procède".
Pour nous, en faisant de la foi l'environnement à la Une pensée de l'illusion des éléments, nous pouvons dire que celle-ci produit le fruit bouddhique. Toutefois, ce résultat ne peut être assimilé à l'identité absolue mais, tout au plus à l'identité de la vérité fractionnée. Telle est la structure réelle de notre Une pensée. Et pourtant, même en affirmant qu'il s'agirait-là de l'identité de vérité fractionnée, celle-ci ne se transforme pas pour autant en incarnation de la Fleur de lotus.
Dans le courant Tiantai, on procède à partir de la Une pensée des êtres que l'on qualifie du terme 'illusion des éléments' ; le fondateur de notre tradition, Nichiren, ne réfute pas cette pensée de l'illusion des éléments mais il procède à partir de ce qu'il nomme la foi elle-même définie comme « existence de la foi et non de la compréhension dans les mots »4. En fait, en se fondant sur la condition de myō (myōen, 妙縁) - c'est-à-dire le gohonzon - à parir de la Une pensée de l'illusion des éléments on peut extraire le fruit (l'effet) bouddhique. Ainsi cette approche est le principe d'Une pensée trois mille. Dire que de la loi (hō, 法) on extrait la merveille (myō, 妙), cela revient tout à fait à dire que de la Une pensée on peut extraire le fruit bouddhique (l'éveil).
Vis-à-vis des diverses doctrines5, la loi du bouddhisme est sans aucun doute une loi de relativité - une loi relative sans cesse à l'humain...
Plus encore, c'est une loi de relativité qui est liée à la pensée actuelle dans son activité ; en aucun cas il ne s'agit d'une loi objective. Nous devons gommer du concept d'existence tel qu'il apparaît dans la philosophie occidentale toute notion d'existence pleine et réelle pour en arriver à la loi d'Existence qui est caractérisée par une existence provisoire en un moment.
Globalement on peut être tenté de considérer le "hō" de Namu Myōhōrenguékyō comme une façon objective de concevoir ce que l'on appelle les phénomènes multiples. Mais en fait, c'est totalement différent. Ce que nous appelons "hō" (la loi) ce sont les dix mondes dans la Une pensée en activité du Bouddha.
Les dharma des neuf mondes également peuvent être appelés "hō". Si nous approfondissons un peu plus, c'est donc ce qui est relatif à la Une pensée dans l'illusion que nous appelons alors "hō". Cela prouve que la loi des neuf mondes, qui est la nôtre et celle du Bouddha sont parfaitement identiques. La Une pensée au niveau de la cause indique donc le "hō" de Namu Myōhōrenguékyō. Et donc par Namu Myōhōrenguékyō nous désignons le fait que dans la Une pensée au niveau de la cause (c'est-à-dire hō) qui croit dans le gohonzon, "le dharma du fruit bouddhique" qui en était différent et que nous nommons Myōhō existe intrinsèquement. En fait que nous disions "Loi merveilleuse" ou bien "Une pensée trois mille", tout cela est exactement la même chose. Il n'y a pas la moindre différence Voila ce qu'on appelle la " Une pensée trois mille en sa pratique ".
Ainsi donc, si nous demandons qu'est-ce donc Namu Myōhōrenguékyō tel qu'il apparaît par le concept d'Une pensée trois mille, si nous en analysons le contenu, nous trouvons dix mondes, dix ainsi et trois domaines.
Examinons maintenant les trois domaines : nous trouvons les cinq ombres, les êtres et les territoires. Parmi eux, «cinq ombres» est sans doute le concept le plus délicat.
Le corps du mot ombre dans les cinq ombres c'est le dharma "conscience" qui soutient la structure forme - perception -conceptualisation - volition - conscience et qui est la Une pensée (c'est-à-dire le corps) des neuf mondes. Si de cela on prend et on extrait la loi merveilleuse, ce devient la Une pensée du monde du Bouddha. Dans cette conception de la Une pensée, les neuf mondes s'identifient au monde du Bouddha et le monde du Bouddha s'identifie aux neuf mondes. Au fur et à mesure, si l'on y réfléchit, il apparaît que ce que l'on appelle Namu Myōhōrenguékyō c'est le fait que neuf causes s'identifient aux cinq ombres du fruit (de l'effet) bouddhique.
Approfondissons un peu : la conscience dans la série des cinq ombres du fruit bouddhique c'est "myō", c'est ce que l'on appelle Namu Myōhōrenguékyō et ce, intégralement. Nous pouvons, nous, y voir des différences mais, en fait, c'est vraiment pareil. La conscience, effet des pratiques du maître des enseignements Nichiren, est ce que l'on énonce "Namu Myōhōrenguékyō" ; aussi, suivant la production par les liens, elle se manifeste selon l'ordre : forme - perception - conceptualisation - volition.
Pour nous qui croyons, cette loi merveilleuse que nous recevons grâce à la force de la foi, par le gohonzon (dharma de la forme) de quelle manière agit-elle ? de quelle manière se manifeste-t-elle (au degré de la cause qui est le nôtre) ? Voila la vraie question sur les cinq ombres.
Nakasugi :
C'est complexe.
Ishida :
Et c'est normal. À la fois le principe et la pratique d'Une pensée trois mille sont extraordinairement difficiles. Ne pas les appréhender est tout à fait normal.
Nakasugi :
Ā propos des cinq ombres, maintenant je comprends qu'on réponde à la question " Qu'est ce que la vie humaine ? " en disant que c'est la réunion de la forme, de la perception, de la conceptualisation, de la volition et de la conscience, mais j'avoue que je n'avais pas saisi de quel niveau de compréhension cela relevait en fait.
Ishida :
Ce que l'on appelle les cinq ombres c'est le fonctionnement de «l'existence» d'Une pensée. Dans l'expression "Une pensée trois mille", Une pensée c'est uniquement la pensée présente dans son activité actuelle, immédiate; c'est pourquoi la loi bouddhique est absolument incompréhensible d'une manière objective.
Nakasugi :
Les trois domaines doivent-ils également être expliqués en fonction de notre Une pensée ?
Ishida :
Fondamentalement c'est d'après la Une pensée du Bouddha que la Une pensée de chacun des êtres a été enseignée, et c'est dans cette perspective, que pour chacun a été enseigné ce qu'est sa Une pensée.
Les cinq ombres c'est la rétribution du principal, et pour une telle Une pensée individuelle la rétribution du support c'est le domaine des êtres et le domaine des territoires. Généralement on explique la rétribution du support comme étant du domaine de la réalité et pourtant on ne peut concevoir l'existence du domaine des êtres ou du domaine des territoires d'une façon indépendante de la Une pensée individuelle.
Nakasugi :
Cela reviendrait donc à dire que le domaine des êtres nous est propre...
Ishida :
Pas du tout. Je veux dire par là qu'il s'agit des diverses sortes d'êtres tels que je les vois dans leur réalité présente. Cela peut être également exprimé d'un point de vue social. Un même être (une personne) entre la manière dont je le perçois et la façon dont vous aussi vous le percevez, il peut y avoir une différence : les dix mondes.
Prenons un exemple. Alors que Nichiren se trouvait en exil à Sado, le moine Abutsu y vivait également, n'est-ce pas ? Pour Nichiren, le moine Abutsu manifestait le fonctionnement des divinités bénéfiques des divers cieux. Pourtant Abutsu lui-même, personnellement, ne pensait sûrement pas "je suis une des divinités bénéfiques des divers cieux". Le même moine Abutsu tel qu'il était perçu par le saemon Hei6 était un obstacle dans la réalisation de ses desseins. Pour Hei, il était plutôt une sorte de démon.
Ce même personnage, le moine Abutsu, perçu par le Bouddha c'est le monde du ciel et perçu par Hei il devient un démon.
Suivant la condition de celui qui perçoit, le même être peut apparaître comme un dieu ou comme un démon. Aussi, suivant la relation avec la Une pensée de telle ou telle personne, les dix mondes de la rétribution du support qui ne sont qu'une seule chose apparaîssent pourtant de façons différentes.
Le domaine des êtres et celui des territoires ne doivent être perçus que dans leur relation avec la Une pensée individuelle et donc la différenciation entre chacun des dix mondes se crée. Il n'y a pas dix mondes qui existeraient d'une façon objective et définie et qui seraient commun à tous les individus.
Nakasugi :
Je pensais que le domaine des êtres était à percevoir selon une représentation verticale7.
Ishida :
Ce n'est pas le cas, il faut en avoir une vision horizontale. dans ces domaines les êtres vivent mêlés sur un même plan (horizontal). Toutefois, on peut dire que vis-à-vis d'ici (vis-à-vis de soi-même), les dix mondes du domaine des êtres changent et cela peut être perçu verticalement. Que ce soit à propos de la rétribution du principal ou de son support, quand on réfléchit sur le fonctionnement, de même, le système des dix mondes ne se présente pas dans un ordre horizontal.
Du point de vue du fonctionnement, en un instant précis cette double rétribution est unique et l'instant d'après elle est quelque chose de différent mais de défini ; aussi, cela ne signifie pas qu'à un instant précis, pour un individu, les dix mondes se manifestent simultanément alentour.
Si l'on considère le changement des dix mondes à la fois pour soi et pour autrui, il s'agit d'une représentation verticale. En fait, lorsque nous évoquons les dix mondes cela ne peut se concevoir que sur un mode vertical. Le fait de les considérer selon un modèle horizontal ne peut être qu'un artifice, qu'un moyen. Et c'est sous cette forme que l'Abhidharma s'y réfère dans le Traité d'Existence. Si on condidère cela d'un point de vue scientifique, objectivement, on commet une erreur.
Les dix mondes sont une loi de l'Existence, il ne s'agit donc pas de dix mondes objectifs et liés aux phénomènes. Les dix mondes se rapportent au fonctionnement de la Une pensée du sujet même. Les dix mondes du domaine des êtres et de celui des territoires sont un reflet des dix mondes du fonctionnement de la Une pensée du sujet même.
Nakasugi :
Une question se pose à moi. Est-ce que le monde de l'enfer contenu dans le monde du Bouddha est le même que le monde de l'enfer contenu dans le monde de l'enfer ?
Ishida :
C'est la même chose ; leur nature est identique.
Nakasugi :
S'il en est ainsi, le caractère mutuel de la présence mutuelle des dix mondes ne se réalise pas...
Ishida :
Qu'entendez-vous par là ?
Nakasugi :
Si l'on admet que le monde de l'enfer que possède le monde du Bouddha est le même que le monde de l'enfer que possède le monde de l'enfer, alors la pensée présente dans son fonctionnement ressortit toujours de l'un des dix mondes et l'on peut donc penser qu'il n'existe que dix mondes8... Ce serait, en quelque sorte, de grandes "catégories" et en analysant chacune de ces catégories, on trouverait dix mondes mais alors le monde de l'enfer contenu dans le monde du Bouddha serait différent de celui du monde de l'enfer.
Prenons un exemple concret. Un homme criblé de dettes (monde de l'enfer) qui n'aurait plus de lieu pour se reposer vit dans la souffrance. Il se dit : "Mais j'ai le Gohonzon..." et il se met à réciter le Titre. Il persévère et le monde où vit cet homme se transforme.
C'est le monde de Saha mais cela devient la terre des Moyens puis la terre de la rétribution vraie. Mais ce n'est pas pour autant que ses dettes seront apurées. Et pourtant le changement d'environnement qui aura été le sien amène une transformation de sa façon de penser vis-à-vis des dettes qu'il a contractées. Tôt ou tard, sous une forme imprévue, son problème sera résolu. De tels cas sont extrêmement nombreux. Je pense qu'il s'agit là d'un principe fondamental du salut qu'apporte la loi bouddhique mais est-ce que les dix mondes se valent ?..
Ishida :
Je crois que notre propos est en train de dévier. Ce que je voulais signifier c'est que le monde de l'enfer possédé par chacun des dix mondes est identique. "Du point de vue de sa nature il est tout à fait égal". Votre intervention concernait-elle les six voies de l'état originel ou les six voies du samsara ? Il est sûr que le monde de l'enfer des six voies de l'état originel et le monde de l'enfer des voies du samsara ne sont pas vraiment identiques. Il est pratiquement impossible de s'échapper du monde de l'enfer des six voies du samsara. Toutefois, si l'on s'interroge sur la nature du monde de l'enfer, dans un cas comme dans l'autre c'est pareil. Les façons de traiter de cela ne sont pas uniques. Les six voies de l'état originel sont également un sujet passionnant ...
Nakasugi :
Dans le Traité sur la triple transmission secrète il est dit : " 'Ainsi est la nature'9 représente la nature bonne ou mauvaise des dix mondes, en elle l'esprit est déterminé, et on l'appelle nature car elle ne varie pas jusqu'a la phase suivante ". À propos de "... on l'appelle nature car elle ne varie pas jusqu'a la phase suivante", la Sōkagakkai donne comme explication : " La nature d'un individu ne change pas, le caractère intérieur d'un homme reste identique ". J'ai l'impression qu'il y a une contradiction entre cette interprétation et ce que vous, Maître, vous appelez "l'absence de nature propre10".
Ishida :
Il y a là surtout une différence de compréhension. En aucun cas "Ainsi est la nature" ne se rapporte à la nature d'un individu, à son caractère, etc. C'est une pure mésinterprétation de la Sōkagakkai. Si nous nous référons au texte, il est bien écrit " la nature des dix mondes ". On parle donc bien ici de la nature de chacun des dix mondes. La nature de chacun des dix mondes est invariable ; cependant, vu qu'elle naît de différentes conditions, elle est, elle-même, dépourvue de nature propre.
Je voudrais que nous abordions l'interprétation de " car elle ne varie pas ". Dans les vues de la Sōkagakkai, c'est quelque peu ambigu : est-ce que ce sont les catégories qui ne varient pas ou bien est-ce que cela varie dans l'existence même ? Le fait que les catégories (la catégorisation) ne varient pas semble normal. Quand bien même nous passerions par toutes les phases de transformation, nous ne pouvons, de l'enfer jusqu'au monde du Bouddha, n'évoluer que dans cette classification décuple.
Ces possibilités de changements dans leurs aspects ne sont qu'au nombre de dix.. C'est ce en quoi consiste la nature afférente à leur aspect. Si vous analysez en détail vous pouvez remarquer que telle sorte d'enfer est différente de telle autre sorte en terme de légèreté ou d'oppression. Si vous regardez davantage avec une vue d'ensemble, vous conviendrez que l'enfer c'est l'enfer et que de là jusqu'au monde du Bouddha, il n'y a que dix possibilités de classifier. Ce système, lui, ne varie pas.
Aussi nous devons accepter qu'en tant que catégories ce qui ne varie pas c'est le système de la nature des dix mondes. Il ne s'agit pas là de la nature de l'individu (son caractère), et ce en aucun cas. En ce qui concerne la loi bouddhique, les choses telles que la psychologie ne sont pas vraiment pertinentes.
La nature (shō, 性) elle-même est dépourvue de nature (d'essence) propre. Le fait que sans constance, il y ait changement c'est une façon d'exprimer le passage de l'enfer aux esprits affamés par exemple. Notre Une pensée elle ne peut déborder en notion d'aspect et de nature des catégories représentées par les dix mondes. C'est la signification de " invariant sur les trois phases ". Donc il n'y a absolument pas d'autres aspect, nature, corporéité que « Ainsi est l'aspect, ainsi est la nature, ainsi est la corporéité » des dix mondes. L'aspect signifie l'aspect des dix mondes de la Une pensée et en aucun cas l'aspect de tel ou tel individu.
Miyashita :
Nous devons donc le concevoir comme l'aspect des dix mondes de la Une pensée existante ?
Ishida :
Oui, tout à fait. C'est cela l'aspect et si nous demandons quel est l'aspect du monde de Bouddha, nous trouvons "Il n'y a ni aspect ni absence d'aspect et cela s'exprime par 'Ainsi est l'aspect'."
L'aspect qui se trouve dans cette citation " Il n'y a ni aspect ni absence d'aspect " ne représente pas l'aspect tel qu'on le conçoit ordinairement. Mais si on se demande de quel aspect il s'agit donc, il faut savoir qu'il s'agit de l'aspect des dix mondes ou, pour être plus précis de l'aspect du monde du bouddha dans lequel les neuf autres mondes sont inclus. En outre ce n'est pas un aspect en tant que tel (en tant que substance); c'est pourquoi nous disons "Il n'y a ni aspect" et puisque cet aspect s'est révélé par des conditions (engi) nous disons : " ni absence d'aspect ".
Cet aspect que nous croyons "doté d'une existence réelle" n'est "tout simplement qu'une dénomination provisoire". Cet aspect qui procède de la production conditionnée (engi) n'est en aucun cas une existence réelle ni une substance. Même 1'aspect des dix mondes naît de la production conditionnée. Avant que quelqu'un n'expérimente l'enfer, l'aspect propre à cet enfer n'existe pas a l'avance. L'aspect existe donc en premier et la corporéité en est une manifestation ultérieure.
S'il y avait un aspect "a priori", il y aurait donc un aspect existant en tant que tel. Mais il n'y a que l'aspect que crée la production conditionnée, c'est-à-dire un aspect qui naît de conditions. C'est une existence provisoire.
De la même manière la "nature" (shō) n'est pas une nature en tant que telle. Ce n'est qu'une nature qui naît de la production conditionnée, une existence provisoire. La corporéité (tai) n'est pas non plus une corporéité en tant que telle, c'est la corporéité qui provient de la production conditionnée, une existence provisoire.
Il y n'y a pas "aspect - nature - corporéité" qui existeraient vraiment et qui se "solidifieraient" pour faire partie d'un individu. "Aspect - nature - corporéité" ne sont qu'une apparence. Même dans le monde du Bouddha.
Et c'est parce que même en ce qui concerne le monde du Bouddha, il y a certes un aspect, une nature, une corporéité, mais qu'ils ne sont qu'apparence, que cela est la nature de la loi et que cela ne changera pas, que nous enseignons "la pérennité de l'aspect, de la nature et de la corporéité".
Nakasugi :
Est-il bon, du point de vue du bouddhisme de penser que tout n'est qu'apparence ? Et que, quel que soit le problème, ...
Ishida :
Oui. Il peut y avoir un point de vue objectif des choses, mais le bouddhisme ne se prononce pas là-dessus. "Les dharma sont forcément les dix mondes"11. La loi bouddhique consiste à "appréhender les dix mondes des choses". C'est parce que ce qui correspond aux choses, ce sont les dix mondes de l'Existence que l'on peut parler d'apparence.
Mais jusqu'où doit-on concevoir les choses en terme d'apparence? Cette question nous entraînerait à aborder les domaines de l'impermanence ou de la pérennité ou de l'ininterrompu et inconstant12.
Cela deviendrait plutôt difficile et je préfère que notre entretien d'aujourd'hui évite ces domaines.
Miyashita :
Comprendre la notion d'Existence13 telle que vous la développez est difficile.
Nakasugi :
J'aimerais que nous abordions un peu ce point. Tout dernièrement, j'en suis venu à penser que la vie dans les neuf mondes était ressentie en terme d'Existence mais qu'il ne pouvait en être de même, du moins je le crois, en ce qui concerne le monde du Bouddha.
En fait, pour nous l'existence c'est toujours les neuf mondes. Dans les neuf mondes nous recherchons le monde du Bouddha, nous le recherchons encore et encore et quand nous en arrivons au bout, il n'y a pas pour autant le monde du Bouddha. On éprouve l'existence qui recouvre les neuf mondes de l'ego. Est-ce que ce n'est pas cela le monde du Bouddha ?
Est-ce que quand on prie le gohonzon et que l'on parvient un état d'unicité de l'esprit et de non d'agitation ce n'est pas simplement le monde du ciel ? En récitant le Titre face au gohonzon, on ressent une sorte de joie mais très vite, en s'éloignant, cette joie disparaît. N'est-ce pas ce qui est propre au monde du ciel ?
Ishida :
Il est assez problématique d'évoquer le monde du Bouddha. Si l'on comprend le mécanisme du monde de l'enfer au monde des bodhisattva ce que l'on comprend alors c'est le monde du Bouddha en tant que théorie, pas en tant que pratique.
Nakasugi :
Est-ce que c'est les dix Ainsi?
Ishida :
Pas seulement les dix Ainsi mais tout comme il y a le système des dix mondes il y a la Une pensée, les dix Ainsi, les trois domaines. Si l'on perçoit cela, on comprend Une pensée trois mille : c'est le monde du Bouddha. Mais en tant que principe. Sans même parler de la pratique c'est parce que l'on ne comprend pas le principe que l'on a déjà tant de difficultés.
Quand on récite Namu Myōhōrenguékyō on ne comprend pas cette mécanicité n'est-ce pas ? Et par le fait, on croit que Namu, que Myō ou rengué existent dans l'univers. Et l'on finit par imaginer que Namu Myōhōrenguékyō est la grande loi de l'univers. Cependant en réalité ce qui est l'univers c'est, en tant que loi, la loi de la rétribution du support et rien que cela. Ce que l'on appelle loi merveilleuse, et cela on ne le comprend pas, c'est la corporéité de tous les dharma.
Nakasugi :
La Une pensée trois mille c’est vraiment très difficile à appréhender, peut-on dire que si l’on n’en a pas une compréhension parfaite alors on n’obtient pas de bienfaits. Et quand bien même ne comprendrait-on qu’un petit peu, est-ce que l’on ne recevrait pas pourtant un peu de bienfaits.
Ishida :
Même si l’on ne comprend pas, on reçoit les bienfaits. Et si de surcroît cela s’accompagne de compréhension, alors on en reçoit bien plus encore. Au fur et à mesure que l’on comprend, nos propres sentiments nous apparaissent. Pour ce qui est de cette compréhension, en premier lieu, il faut discerner si notre état d’esprit actuel ressortit par exemple du monde de l’enfer, des esprits affamés ou bien des animaux. C’est la compréhension des dix mondes. Dès le moment où l’on se livre à l’examen introspectif de sa propre condition, c’est là que commence la voie bouddhique.
Ainsi la Sōkagakai qui n’hésite pas à emprunter la voie des esprits affamés, amasse de l’argent. Et, pour ce qui est du monde des asura, on voit de nombreux groupes dont les membres font étalage de leur orgueil. Ils ne pensent pas que le monde des asura soit une mauvaise voie - bien au contraire - et ils manifestent une arrogance extrême.
Certains parmi les membres du Parlement14 en sont un exemple, c’est le monde des asura. Penser que le monde des asura est une mauvaise voie est une appréciation normale, à l’inverse le trouver bon témoigne d’un renversement total …
Reprenons notre sujet en revenant aux dix Ainsi. Il est dit il n’y a ni aspect ni non aspect… alors l’aspect, la nature, la corporéité et les autres parmi les dix Ainsi tous ne sont que des hypostases15 et pourtant celles-ci décrivent bien une réalité. Ensuite viennent l’énergie, la production puis la cause ; toutefois s’il n’y avait que la cause, rien ne se produirait. La condition est absolument nécessaire. Et cela parce que la loi des dix mondes, c’est le système de la production conditionnée.
Nakasugi :
Pour faciliter la compréhension, je voudrais vous poser une question. Si on supposait que l’on peut retirer des dix Ainsi l’un d’entre eux, lequel devrait-on choisir ? J’ai entendu dire qu’autrefois il y avait une autre traduction du Sūtra du lotus …
Ishida :
On ne peut en retirer absolument aucun. Les trois Ainsi (aspect, nature, corporéité) sont le corps et les sept Ainsi suivant (énergie, production, cause, ...) sont la fonction, et ce parce que la Une pensée est dotée à la fois de corps et de fonction … Plus concrètement, que ce soient les dix Ainsi de la Une pensée du monde des animaux ou de la Une pensée du monde des bodhisattva tous fonctionnent de la sorte. Dix Ainsi qui seraient détachés des dix mondes ce n’est pas possible. « ...L'aspect réel est forcément les dharma, tout comme les dharma sont forcément les dix Ainsi, les dix Ainsi les dix mondes ...16 ».
En outre la Une pensée des dix mondes, alors même qu’elle est en activité, c’est la Une pensée présente à l’esprit. Et donc il est impossible que la pensée en activité soit détachée des dix Ainsi.
Miyashita :
Ce ne serait donc pas l’égo en tant que phénomène (la pensée en tant que phénomène).
Ishida :
Exactement. Dans la pensée actuelle en fonctionnement il y a la rétribution sur le support et sur le principal. En fait la pensée (la rétribution du principal) commence à exister lorsqu’elle obtient la condition (la rétribution du support). Considérer la Une pensée trois mille dans la relation (qui existerait) entre le fonctionnement et le phénoménal, c’est une source d’erreur. À propos des trois mille, il y a à la fois l’entité en fonctionnement et l’entité en réaction. Autrement dit, il y a la rétribution du support et du principal. Lorsque l’on utilise les mots de la philosophie occidentale pour penser cela, on se retrouve empêtré dans des concepts qui ne nous permettent plus de bien comprendre et on ne s’en rend même pas compte.
Parce que tous les dix ainsi naissent selon les conditions on dit qu’ils sont vacuité. L’aspect, la nature, la corporéité … jusqu’à l’égalité totale de l’origine et de la fin, tous ne sont que la vacuité. Chacun des dix Ainsi révèlent l’apparence de la production conditionnée qui elle-même n’est qu’une émanation de la vacuité. Quand on dit que ceci ou cela constitue la production conditionnée, en fait, la cause c’est la pensée actuelle dans notre vie, et vis-à-vis de cette cause (in) qui est un acte mental, la totalité du réceptacle environnemental17 forme les conditions (en) ; une harmonie provisoire se crée alors entre cette cause et ces conditions. Le lieu où ce processus18 se produit ce sont les dix Ainsi (lieu, en nous, où les changements significatifs s’opèrent).
Miyashita :
Chacun de ces dix Ainsi naît en fonction de conditions ; par la suite, les conditions continuent encore de générer les dix Ainsi, alors il y a bien quelque chose qui est à l’œuvre dans ce processus, n’est-ce pas ?
Ishida :
Oui, bien sûr et il y a une raison à cela : les dix Ainsi c’est le mécanisme qui révèle les dix mondes. Prenons les dix mondes dans leur apparence, ce qui leur a permis d’exister tels qu’ils nous apparaissent c’est un mécanisme structurant et interne que l’on appelle les dix Ainsi. Ce mécanisme lui-même est également produit pas les conditions. Enfin les dix Ainsi et les dix mondes se soutiennent mutuellement de façon verticale19. Ils se produisent selon les conditions et de manière concomitante, les deux naissent à la fois. Et c’est pourquoi c’est une loi d’existence de la production conditionnée selon un modèle vertical.
Nakasugi :
Ne pourrait-on pas dire que les dix Ainsi sont la loi de la capacité productrice20 qui fait que les dix mondes se manifestent ? Les dix mondes sont la production21 et les dix Ainsi, la capacité productrice …
Ishida :
Oui, on peut également dire cela. Cette manière de s’exprimer n’est pas fausse.
Nakasugi :
C’est vraiment très difficile pour moi ! Qu’est-ce donc qui me rend cette compréhension si difficile ?
Ishida :
En premier lieu, c’est parce que notre tête [notre manière de penser] a été formée par le substantialisme22. Dans la tête des gens comme [les maîtres] du Tiantai, depuis le début, il n’y a rien qui s’apparenterait au substantialisme. Eux se sont formés par le principe de la production conditionnée. Entre les deux [modes de penser] c’est la différence d’alimentation du mental qui rend pour les uns cette doctrine si difficile à comprendre. C’est ce problème de l’usage des mots qui fait basculer les hommes dans le substantialisme. Avec les mots on finit par fabriquer une entité, c’est leur propriété même qui a rendu cela possible.
Nakasugi :
Depuis que le bouddhisme a été fondé, vis-à-vis de ce que vous, Maitre, avez établi comme distinction entre les notions d’Existence et d’Être, seule celle d’Existence ne s’avère pas spécieuse. En fait cette conception ancienne du monde diffère totalement de celle que nous connaissons et qui est fondée sur la science, il n’y avait alors pour chacun qu’un monde que l’on pourrait qualifier d’individuel (personnel) et qui était parfaitement compatible avec le monde de l’Existence.
Ishida :
En effet dans le traité En une vie devenir le Bouddha23, il est dit « Somme toute, on use de l’expression loi merveilleuse pour exprimer le principe fondamental du monde des dharma en un cœur ». Même pour ce qui est des enseignements antérieurs [au Lotus] on dit que « les trois mondes sont produits par un cœur », il est dit aussi « tout est la production d’un cœur ». Une pensée, un cœur, est le fondement de toutes choses. Les dix mille dharma (tous les phénomènes) sont uniquement une loi de relation avec la pensée actuelle en notre esprit.
Nakasugi :
Dans ce cas, je ne crois pas que pour un bouddhiste la façon horizontale [commune] de voir, celle qui fait dire par exemple « Avec quelles qualités un homme naît-il, qu’est-ce qu’il en fait ensuite ?» soit vraiment pertinente.
Ishida :
Je ne suis pas de votre avis. Même pour un bouddhiste cela (la loi séculière, les vérités communes, la façon de voir et de penser selon la structure horizontale) existe (mais de façon mineure).
Toutefois ce n’est pas pour autant le moyen d’accéder au centre de la pensée profonde. Nous avons connu ce mode de penser, nous nous en sommes départis ; toutefois lors de l’adaptation à autrui nous pouvons le réutiliser mais en tant que Moyens.
Tout cela, c’est la loi mondaine, les opinions courantes, et donc pour ceux-là qui vivent en les suivant, leur manière de penser est horizontale. Pour les hommes qui vivent selon la loi bouddhique, il n’en va pas ainsi.
À la structure de la pensée horizontale il convient d’ajouter ce qui est fondamental : la doctrine de la pensée réflexive de la structure verticale. Notre adhérence vis-à-vis de la pensée ordinaire est très forte, on n’échappe pas facilement de l’habitude que nous avons de penser selon la structure horizontale.
Nakasugi :
Mais alors, de quelle manière doit-on comprendre les vers du Sūtra du lotus :
« De tout cœur ils désirent voir le Bouddha
Et ils n’épargnent ni leur corps ni leur vie.
Alors, moi, en compagnie de la multitude des moines,
Ensemble nous apparaissons au mont sacré du Vautour »
Ishida :
Alors c’est la fin de la loi. Il est enseigné que moi c’est le Bouddha, en compagnie désigne les bodhisattva, la multitude des moines c’est les foules saintes, de plus, ensemble signifie les dix mondes. Cela nous enseigne la présence mutuelle des dix mondes. Le mont sacré du Vautour révèle la terre de la clarté paisible24. Parce qu’une telle phrase, tellement vénérable, a beaucoup de significations, il est impossible de n’en dégager qu’une seule.
Nakasugi :
Le fait qu’à la suite du Bouddha, sur le mont sacré du Vautour, apparaisse l’expression 'ensemble', est-ce que cela désigne la présence mutuelle des dix mondes ?
Ishida :
En effet, « Le gohonzon révèle et produit cette phrase25 ».
Nakasugi :
Dans le volume de l’édition spéciale du Traité du Honzon de la contemplation du coeur (publié par le Département des Études et Recherches) est-il vrai, comme le dit M. Ikéda Daisaku dans cet ouvrage, qu’il était reçu seul, pendant des années, dans le bureau de maître Toda à Ichigaya pour un cours sur ce traité26.
Ishida :
En fait cela ne s’est pas passé ainsi. Non, à Ichigaya le cours portait sur les sciences économiques et d’autres disciplines, ce n’était pas du gosho dont il s’agissait lequel était enseigné dans une sorte de dialogue personnalisé. En ce qui concerne le cours sur les Écrits de Nichiren cela ne se passait pas Ichigaya mais à Suginami. Ce n’était pas au même endroit, c’est donc un mensonge. Les cours n’étaient pas individuels et il y avait plusieurs participants, et parmi eux, Mme Kashiwabara, le couple Izumi, M. Yamaüra, le couple Ikéda, M. Baba notamment. Ils ont étudié le Traité sur l’Infirmation et la confirmation que les bouddha des trois phases jugent bon d’effectuer au sein du corps des enseignements et d’autres Écrits mais pas le Traité du Honzon de la contemplation du coeur.
Le cours sur ce traité (Kanjin honzon sho) était destiné aux directeurs et cela se passait dans le bureau du président Toda, mais comme cela nécessitait énormément de temps, nous n’avons pas pu aller jusqu’au bout et en cours de route le cours s’est interrompu.
Nakasugi :
J’ai été impressionné par le sérieux des cours du département Étude de Gakkai sur le Traité des six rouleaux … Et je le dis parce que je pensais que la cohérence de leur cours résidait dans l’affirmation de l’importance des conditions dans la loi bouddhique. En tous les cas, nulle part il n’était question de la loi bouddhique comme 'loi fondamentale de l’univers’
Ishida :
C’est exact, l’expression « la loi de l’univers » n’apparaît nulle part dans ce livre.
Nakasugi :
Il y a bien longtemps, j’ai lu dans un recueil un cours de maître Toda où lui-même désignait à plusieurs reprises la loi merveilleuse comme étant la 'loi originelle de l’univers'. Était-ce un moyen pour que les débutants puissent mieux comprendre ?
Ishida :
Lors de l’édition des œuvres de maître Toda dirigée par M. Ikéda, ce dernier a modifié le texte tant et plus. Dès lors, on ne sait plus quels endroits sont vraiment les mots de maître Toda. Le sens de ce que disait maître Toda à ce sujet c’est le 'monde des dharma’. Et cela n'a pas le sens d’un univers objectif. Maître Toda n’a jamais enseigné l’univers en tant que 'cosmos’ ou 'univers’27. La loi bouddhique emploie des expressions comme disque de la roue d’or, par exemple, mais jamais le terme 'univers' ; si l'on voulait parler de l’univers, il faudrait dire 'l’univers en relation avec la Une pensée’. Un univers séparé de la Une pensée ça n’existe que dans les sciences physiques. Et de la même manière la loi bouddhique séparée de la Une pensée n’existe absolument pas.
L’univers en relation avec la Une pensée c’est le monde des dharma. La manière d’appréhender le monde des dharma dans le bouddhisme c’est en tant que dix mondes, dix Ainsi et trois mille. Et ce, même dans le cas où le bouddhisme explique le monde de la nature d’un point de vue objectif. On emploie plutôt des expressions telles que trois mille grands mille mondes ou les six unions. Les six unions sont : le ciel et la terre qui font deux, auxquels on ajoute les quatre directions parvenant de la sorte à six.
Dans la loi bouddhique en dehors des récis hérités du brahmanisme il n’y a pas d’enseignement sur une conception de la nature. « Trois mille grands mille mondes » « monde de l’endurance » et autres proviennent des représentations de la nature du brahmanisme. Tout cela n’a pas été fabriqué par le bouddha Shakyamuni. Même si on dit les trois mondes (bien que les trois mondes soient le monde de la vie réelle), il n’y a pas de lieu qui soit séparé de la Une pensée et c’est vraiment la spécificité du bouddhisme. Les six maîtres des voies extérieures du brahmanisme ont fini par rompre avec le concept de la Une pensée. Si l’on se départit de la Une pensée on finit par en arriver à l’idée d’un monde objectif. Le bouddhisme c’est le monde des dharma en un cœur.
« ... si l'on pense que les dharma existent hors de son propre cœur, il ne s'agit plus du tout de la loi merveilleuse, mais d'une loi vague. En ce Sūtra, il n'est pas de loi vague. Et puisque cela ne figure pas dans le Sūtra, il ne s'agit que de moyens ou de doctrines provisoires.
Ce sont là enseignements des moyens ou des doctrines provisoires et non pas la voie droite pour devenir le Bouddha. Et si l'on se livrait à leurs austérités durant de nombreuses existences et de vastes éons, en aucun cas on ne saurait devenir le Bouddha. De la sorte, cela convient bien difficilement à "en une vie devenir le Bouddha" » (En une vie devenir le Bouddha) .
La chose la plus importante c’est précisément un esprit, Une pensée. Il n’y a pas de théorie de contemplation de la pensée ou quoi que ce soit de similaire en Occident. L’aspect des dix Ainsi, leur nature, leur corporéité, leur énergie, leur production, leur cause, leur condition, leur effet, leur rétribution, leur égalité totale de l’origine à la fin ; tous collent à la Une pensée. Ils sont l’aspect de la Une pensée, la nature de la Une pensée, etc. De plus, parmi les êtres, pour chacun, c’est le processus concret de sa Une pensée. Si l’on ne prend pas en considération cette pensée qui se produit chez cette personne-là, on ne comprend rien à la loi bouddhique. On appelle contemplation de la pensée le fait que d’un coup on puisse se figer et aboutir à la vision de sa propre pensée.
Toutefois, personne ne peut voir sa propre pensée dans l’instant où elle prend forme. C’est fondamentalement et absolument impossible. La pensée que l’on peut voir appartient déjà au passé. Finalement, c’est parce qu’au moment où l’on observe cette pensée, elle est déjà réifiée. Dans le présent, c’est une autre pensée qui se forme et qui s’en saisit. L’examen de la pensée est un acte introspectif. Cet acte introspectif est de l’ordre du raisonnement.
Nakasugi :
Nous avons parlé de 'Ainsi est l’aspect' à l’instant même, mais cet Ainsi est l’aspect où donc est-il passé [maintenant] ? puisque….
Ishida :
C’est bien cela. C’est par l’introspection que nous tentons de saisir la pensée qui vient juste d’être réifiée. Et cela parce qu’émerge une volonté d’examiner la Une pensée du présent perçue par l’introspection. Dans l'émergence de cette volonté, la cause nécessaire (acte mental) à l’activité d’introspection c’est la récitation de Nam Myōhōrenguékyō.
Pour connaître la pensée actuelle (c’est-à-dire auquel des neuf mondes celle-ci appartient), il est nécessaire d’avoir quelque chose pour établir une comparaison ou mesurer. En fait il faut une norme, un instrument de mesure. Sans cela l’examen introspectif ne peut se réaliser. La récitation du Sūtra devient automatiquement un acte d’introspection (même si on n’en a pas conscience). Ceci étant, cette norme appelée "loi merveilleuse" s’établit. Éclairé par elle, la réponse à la question « juste à l’instant, mon ego, il est de quel monde ? » nous apparaît alors. À cet instant28 selon le pouvoir de la récitation du Titre, ce monde finit par se transformer en monde du Bouddha. C’est cela les neuf mondes s’identifient au monde du Bouddha, c’est la présence mutuelle des dix mondes, c’est l’accomplissement immédiat de la voie.
Cette Une pensée, dans l’instant où elle récite Nam Myōhōrenguékyō, c’est le monde du Bouddha. Et cela, il est normal que la personne elle-même ne le sache pas. Car en fait, la pensée présente, c’est-à-dire la pensée en formation, on ne peut pas l’appréhender.
Par principe, l’auto-éveil à la pensée actuelle ne peut se réaliser. Même en récitant le Titre on ne peut pas réaliser qu’il s’agit déjà du monde du Bouddha. Et ce, parce que c’est la pensée actuelle.
Miyashita :
Pour tous, quand on récite le Titre, la pensée en formation c’est le monde du Bouddha ? N’importe quel monde dans lequel nous étions au moment de réciter devient alors le monde du Bouddha ?
Ishida :
Hé oui, mais pour la personne en question, comme elle ne peut saisir cette pensée en tant que phénomène, elle ne sait pas qu’il s’agit de son auto-éveil.
Nakasugi :
Lors de la récitation de Nam Myōhōrenguékyō, faut-il se préparer à faire l’examen des pensées d’instant en instant.
Ishida :
Ishida : Oui, « de pensée en pensée on désire profondément voir le Bouddha et désirant cela on récite le Titre … C’est le monde du Bouddha » (libre citation29) C’est dans le gosho n’est-ce pas ? « On [ désire] ardemment voir le Bouddha. En unifiant ce cœur on voit le Bouddha. La vue de ce cœur uni fait que l’on devient le Bouddha » (Lettre au moine Gijō, Gosho zenshū p 892).
Miyashita :
Est-ce que ‘ce corps devient le Bouddha’ signifie que c’est l’égo qui dans son fonctionnement est devenu le Bouddha ?
Ishida :
Oui mais c’est dérangeant en ce sens où d’un point de vue purement théorique, il ne pourrait pas y avoir d’auto-éveil. Et ce, à cause du fonctionnement même de la pensée …
Mais dès que le processus de formation de la pensée actuelle s’est opéré, cette pensée a été réifiée et son examen, par analogie, permet d'imaginer la [nouvelle] pensée actuelle. Pour ce faire, il vaut mieux avoir la conviction que l’émotion de la pensée précédente imprègne encore la pensée suivante. C’est ce que l’on appelle l’Immuable30 ou l’imparti. La pratique c’est exactement cela. Durant la pratique bouddhique, même par intermittence, c’est bien si l’on est confiant dans le fait que la pensée actuelle reflète [la précédente].
Il est extrêmement important d’avoir la conviction que le support de la pensée réifiée que nous avions et celle de la pensée [actuelle] en fonctionnement, n’a pas encore changé. C’est exactement le sens de ce que répétait maître Toda : « de la conviction, encore et encore ! » Bien que l’on dise que le bouddhisme commence avec la foi, à la fin toutefois, ce qui restera ce n’est que la foi ; c’est l’essentiel de ce que nous aurons accompli. La foi est la source de la sagesse, la loi bouddhique commence par la foi. La fin est aussi la foi, du début à la fin la foi est la constante. Et ce car l’ego dans son fonctionnement-même ne peut la saisir. Quand on voit l’aspect que présente la pensée une fois réifiée (pensée précédente) et qu’on a la grande conviction suivante : « C’est le monde des bodhisattva31 et sous l’aspect de son fonctionnement (la pensée actuelle) ne diffère en rien du monde des bodhisattva !». Alors, au bout du compte, il n’est que la Une pensée de la foi que nous puissions véritablement obtenir.
Miyashita :
Alors même un Bouddha ne pourrait pas s’éveiller à ce qu'est [la pensée] sous l’aspect de son fonctionnement ?
Ishida :
Si l’on accomplit « De tout cœur ils désirent voir le Bouddha32 … » cette Une pensée c’est le bouddha. C’est elle qui est le bouddha au niveau de la cause. Ce n’est pas le bouddha au niveau de l’effet.
Miyashita :
Est-ce que le bouddha du niveau de l’effet peut s’éveiller [à la pensée en son fonctionnement] ?
Ishida :
Tant le Bouddha que Nichiren il s’agit-là de maîtres des enseignements … Mais même si l’on réfléchit avec la plus grande intensité, in fine il n’y a que la pensée dans son fonctionnement à laquelle on ne peut pas s’éveiller.
Shakyamuni non plus n’a pas pu scruter le processus de la Une pensée dans son fonctionnement. Il n’a observé que la pensée une fois réifiée, et ce seulement grâce à la 'grande conviction’ selon laquelle son contenu ne diffère en rien d’avec la pensée [précédente] dans son fonctionnement. Au plus profond, le principe de la loi dans son fonctionnement est le même pour le bouddha ou pour l’homme ordinaire. Car une fois parvenu au monde du bouddha, on désigne ce lieu comme étant 'la merveille de la cause originelle’. Voilà ce que signifie le point de vue de l’ensemencement de la graine. C’est pourquoi le point de vue de la merveille de l’effet originel en est une sorte d’aspect magnifié.
Nakasugi :
Il n’y a pas d’autre façon d’appréhender l’existence du monde du bouddha que de se tourner vers le gohonzon en récitant le Titre.
Ishida :
Oui. Généralement quand on veut juger de quel monde on ressortit33, il faut examiner pendant une certaine durée ce que l’on appelle l’Existence34, sinon on ne peut pas l'appréhender, c’est la spécificité même de l’Existence. Même cinq secondes ou dix voire cinq minutes ou dix [peuvent suffire] car faute d’un certain laps de temps on ne peut absolument pas se livrer à cet examen.
Nakasugi :
Pour ma part, quand j’examine la pensée actuelle en récitant Nam Myōhōrenguékyō, d’instant en instant cette pensée est soumise à d’innombrables changements et lorsque je procède à l’examen des pensées qui jaillissent sans cesse, en même temps que je récite le Titre, j’ai l’impression que la totalité de ces pensées changeantes m’apparaît …
Ishida :
Ces multiples pensées avant la récitation du Titre génèrent le cycle des six voies. Ensuite (après la pensée réflexive et la récitation du Titre), elles deviennent les six voies de l’éveil originel, de l’existence originelle. Il ne s’agit plus du cycle des six voies.
Nakasugi :
Quand j’entends vos paroles, du fond du cœur je désire me tourner vers le gohonzon. Et cela, je ne peux m’en empêcher.
Ishida :
La force du Titre rend mes paroles meilleures mais s’il n’y a pas eu suffisamment de Daimoku, elles deviennent banales ou ennuyeuses ; tout cela dépend [de la récitation] du Titre. C’est la production conditionnée. Tout commence avec le Daimoku. Aujourd’hui j’ai dit environ 4000 fois le Titre. Si je paressais deux ou trois jours la source faiblirait. Il faut faire en sorte que le Daimoku ne soit jamais interrompu ; si tout votre corps n’en n’est pas imprégné, l’eau de la sagesse ne jaillira pas. Et dans ce cas, vos interlocuteurs ne comprennent pas vos paroles.
Par ailleurs, il y a des gens qui disent en écoutant mon propos « je ne comprends pas bien » mais ceux-là ne récitent pas le Titre. Vraiment, les personnes qui elles récitent le Titre comprennent et ce à coup sûr.
Nakasugi :
Je connais quelqu’un qui comprend le bouddhisme intellectuellement mais qui ne le pratique pas. Grâce à la foi qu’il avait développée depuis l’enfance, il avait été nommé directeur de la section des jeunes gens [dans la Sōkagakkaï]. Il laissait son gohonzon dans une pièce qui ressemblait à un vrai débarras et même, il lui arrivait de passer des nuits au bureau. Il avait une vie complètement fantaisiste, comment cela est-il possible ?
Bien que nous lui disions : « les ascèses de la voie bouddhique commencent par la mise en ordre de sa propre vie après quoi seulement on peut se livrer à l’examen de l’esprit », lui ne voulait rien savoir.
Ishida :
|
Retour au programme des cours
|
-------------------------------------------------------
|
1 Revue Shōri, n°3. Éditeur Shōri kenkyukai, pp 4 à 16. Pas de date de parution.
2 En général quand les intervenants font référence à Nichiren, ils usent de l'appellation honorifique daïshōnin (大聖人) : le grand sage, le sage suprême, etc. Pour alléger, en français, je dis simplement Nichiren, craignant de surcharger le texte d'épithètes superfétatoires. Le respect véritable s'accommode toujours difficilement de la pompe. Pour le terme shōnin, on se reportera à l'article sage dans le dictionnaire Miaofa.
3 Ici, Ishida emploie le mot religieux shugyō (修行) que l'on traduit généralement par ascèse. Compte tenu du contexte qui désigne essentiellement l'expérience vécue du bouddhisme j'ai préféré la notion de pratique que désigne d'ailleurs le second idéogramme de l'expression shugyō : 行.
4 myōji muge ushin (名字無解有信) : voir Dictionnaire Miaofa, six identités. «L'identité de mots (ou de dénominations, , 名字即, myōjisoku, míngzìjí) dépeint un stade plus avancé où le croyant acquiert les doctrine du bouddhisme et où il apprend qu'il possède la nature de bouddha. Cette connaissance lui vient des mots contenus dans les phrases des sūtra et qu'il commence de faire siens ». Il s'agit donc de la pratique qui consiste à prendre foi dans les enseignements plutôt qu'à tenter de les comprendre à partir des connaissances qui sont les nôtres. C'est une approche dynamique (dans certains textes on dit téméraire), je prends foi dans les enseignements ce qui modifie ma perception. Du coup, j'évolue, ma pensée change ; alors que si je tente seulement de comprendre l'enseignement, je ne fais que porter un jugement mais ce que je retire finalement est limité par la compréhension qui est la mienne.
5 Ndt. : En fait, restant dans une terminologie bouddhique, Ishida emploie ici le terme de hō : loi, dharma.
6 Voir l'article du Dictionnaire Miaofa consacré à ce personnage : Hei no Yoritsuna.
7 Je suppose qu'il veut dire dans une hiérarchie des dix mondes en allant du plus bas au plus haut. La vision qu'en donne Ishida ensuite est plus relativiste. Les êtres des dix mondes existent d'une façon mêlée et selon le regard (la Une pensée) de chacun, c'est tel ou tel monde qui se révèle.
8 Probablement ce que M. Nakasugi veut dire c'est que dans ce cas il n'y a que dix mondes et non pas le système plus complexe de la présence mutuelle des dix mondes qui est le principal facteur du nombre 3000 dans le principe d'Une pensée trois mille.
9 Nyozeshō, 如是性.
10 Mujishō, 無自性. Le terme mériterait quelques développements. L'absence de nature propre est la façon bouddhique la plus courante de désigner la vacuité.
11 Extrait concentré du Traité Jinbi, œuvre de Zhanran
: " L'aspect réel est forcément les dharma, tout comme les dharma sont forcément les dix Ainsi, les dix Ainsi les dix mondes et les dix mondes le corps et la terre. "
12 J'ai essayé de trouver des équivalents pour les derniers termes de cette suite. En japonais il dit fudan fujō, 不断不常; fudan qui n'est pas interrompu, fujō qui n'est pas constant.
13 C'est l'une des clefs de compréhension de la pensée d'Ishida, les notions d'Être et d'Existence. La difficulté que nous avons à comprendre l'enseignement du bouddhisme viendrait d'une confusion entre ces deux notions. Nous croyons que ce qui est vrai est ce qui est (notion d'Être) et du coup nous
n'allons pas plus loin. Mais le concept d'Existence est ce qui nous est lié indubitablement. C'est cela qui est important pour nous plus que la notion d'Être.
14 Ishida a été élu à deux reprises comme député au Parlement (1959 et 1965). C’est donc un milieu qu’il connaît bien. Malheureusement il existe des asura bien plus nocifs dans notre monde que ceux-là que l’on peut croiser au sein de cette assemblée.
15 Ishida emploie le terme kemyō (仮名) qui dans le bouddhisme désigne le nom que l’on donne à quelque chose qui n’a pourtant pas d’existence réelle. De ce point de vue, l’une des acceptions d’hypostase que donne Christian Godin dans son Dictionnaire de philosophie correspond assez bien : « … entité fictive, concept ou simple mot auquel on accorde une réalité ontologique, objective et transcendante. » C’est une constante de l’enseignement bouddhique que de mettre en garde contre la tendance que nous avons à prendre les mots ou les concepts pour des réalités. À ce sujet on se reportera à l’enseignement de Nagārjuna ainsi qu’à l’un de ses exégètes contemporains : T.R.V. Murti (The central philosophy of Buddhism).
16 Cette citation très connue est tirée du Jīngāngbílùn de Zhanran. Elle est souvent employée à propos des dix Ainsi.
17 Exactement, Ishida emploie l’expression hisayōtai (非作用体) : corps inactif, en opposition avec l’acte mental qui est la cause et qui lui est donc actif.
18 Le processus en question est celui qui est énoncé dans la phrase précédente : l’harmonie provisoire qui se crée entre la cause et les conditions.
19 Pour Ishida, le modèle de penser vertical est celui qui est propre au bouddhisme et qui inclut la notion de rétribution des actes (karma) et tout le processus qui lui est lié. Il s’y réfère à de nombreuses reprises dans ce texte. À l’inverse le modèle horizontal est la conception commune, celle dont les sciences modernes rendent compte.
20 能生, nōshō : voir Dictionnaire Miaofa.
21 所生, shoshō : voir Dictionnaire Miaofa.
22 Ce terme (実体論) est fondamental pour comprendre la pensée d’Ishida et sa méfiance vis-à-vis de la philosophie occidentale. Comme il l’explique par la suite, les mots servent à désigner des phénomènes. Mais ils ne sont pas les phénomènes eux-mêmes. De la sorte, les mots sont des objets très sollicités et très pratiques pour le raisonnement, ils permettent toutes sortes d’assemblages, de mises en relations qui facilitent grandement l’usage de la pensée. À ce niveau ils se sont déjà substitués aux phénomènes mais ils n’en ont pas pour autant le même degré de réalité. Dès lors, si l’on n’y prend pas garde, usant et abusant des mots, on s’éloigne toujours plus des phénomènes pour s’absorber dans le maniement des concepts.
23 Éditions Arfuyen, Devenir le Bouddha, p 13.
24 On peut remarquer qu'Ishida cite ici, presque mot pour mot, l'enseignement de Nichiren consigné dans La Transmission orale sur les significations ; voici le passage en question.
25 Cette phrase provient elle aussi du même extrait de La Transmission orale sur les significations.
26 Nakasugi lance la discussion sur des faits et théories qui sont liés à Ikéda Daisaku et à son ascension jusqu’à la présidence de Sōkagakkai. Ishida était un témoin important de cette époque et un disciple proche du second président Toda, aussi la précision des informations dont il se rappelle présente un certain intérêt. Il est sûr que ce cette partie peut sembler aujourd’hui moins intéressante, cependant elle permet de montrer le côté très hétérodoxe des théories développées par Ikéda Daïsaku, notamment la fameuse Loi-de-l’Univers. Ishida voit dans cette idéologie une sorte de travestissement de la doctrine bouddhique pour tenter de la rendre compatible avec les conceptions non bouddhiques ordinaires et contemporaines.
27 Les deux termes cosmos et univers sont cités ici en anglais, sans doute pour souligner leur caractère allogène vis-à-vis de la pensée bouddhique.
28 刹那, setsuna : voir Dictionnaire Miaofa.
29 En fait, dans ce passage que cite Ishida, il semblerait qu'il énonce d'abord une sorte d'adaptatation personnelle de la Lettre à Gijō et qu'ensuite le rédacteur ait ajouté l'extrait du texte de Nichiren en question. Cette Lettre à Gijō a également pour titre Le monde du Bouddha en notre propre cœur (己心佛界鈔).
30 不動, Fudō : voir Dictionnaire Miaofa.
31 En fait, c’est un exemple, c’est la réponse à la question que l'on se posait quelques paragraphes plus haut : «juste à l’instant, mon ego, il est de quel monde ? » Cette question est à la base du travail d’introspection. L’analyse selon le prisme des dix mondes est trop souvent négligée, pourtant elle est un élément fondamental de la compréhension bouddhique.
32 Premier vers d’un passage emblématique de la partie versifiée du chapitre de la Longévité de l’Ainsi-venu du Sūtra du lotus, déjà cité par Nakasugi un peu plus haut, d’une façon plus complète, c’est-à-dire avec le quatrain qui commence par ce vers.
33 Nous sommes toujours dans la même problématique que dans la note 31 ci-dessus, c'est-à-dire la pratique de l'introspection visant à déterminer dans quel monde parmi les dix mondes on vit.
34 Cf. note 13 ci-dessus pour la signification d'Existence propre à la pensée d'Ishida.
|
Retour au programme des cours
|
-------------------------------------------------------
|
2e texte : Être et Existence, concepts bouddhiques
Extraits du n°2 de la revue Shōri (正理) publiée par Shōri Kenkyukai (正理研究会).
Pas de date de parution, probablement fin des années 1980.
L'ensemble s'intitule Questions posées à maître Ishida.
p 13
Ishida :
... La raison pour laquelle vous me questionnez de la sorte tient à ce que vous vous sentez égaré ; de mon côté, je vous réponds parce que j'ai la compréhension de ce sujet. Bien que nous soyons réunis en un même lieu, sous la forme du monde de l'égarement et de celui de l'éveil, une différence du domaine des territoires1 se manifeste.
De la sorte,les êtres détiennent dans leur propre personne, la clef de l'égarement ou de l'éveil. L'Existence2 qui est la rétribution des actes se fait enfer, esprit affamé, animal, monde des hommes ou des cieux constituant successivement de la sorte le sujet. Toutefois, bien que l'on dise qu'ainsi se constitue la chronologie du sujet, cela ne s'effectue pas selon son bon vouloir mais selon un principe que l'on appelle la causalité des actes3.
S'il n'y avait la production conditionnée des actes, on ne pourrait atteindre le monde des cieux, ni même celui des hommes. Si l'on suit des principes erronés, le monde des asura, par exemple, s'instaure. Pour ce qui est des six voies, il en va ainsi. En ce qui concerne les mondes des deux véhicules, ou des bodhisattva ou des bouddha, il faut suivre un autre principe, il s'agit de ce que l'on appelle la pensée réflexive4. Et puisque la pratique5 de la pensée réflexive est nécessaire pour accéder à ces quatre mondes supérieurs, dans ce que nous pouvons appeler l'environnement qui se manifeste en ce lieu où nous nous tenons, des différences du domaine des territoires apparaissent et, la clef qui permet ce phénomène, chacun la détient.
Nakasugi :
À ce sujet, j'aurai une question. Par exemple, s'il y avait ici un bouddha, il manifesterait donc le monde des bouddha. Tout naturellement, ce bouddha manifesterait la Terre de la clarté paisible. Mais imaginons qu'il y ait par exemple un tremblement de terre, que la terre s'ouvre en deux et que le bouddha bascule dans cette faille, est-ce qu'il continuerait à avoir pour environnement la Terre de la clarté paisible ?
Ishida :
Pour un bouddha, il ne se passe pas de telles choses (la chute dans la faille). Il ne se retrouve pas dans un environnement qui serait plutôt celui de Don des Dieux6.
Miyashita :
Une autre question, pourquoi celui qui pratique la loi juste est-il protégé par les bonnes divinités des multiples cieux7 ? Je ne comprends pas la relation de causalité qui s'exerce en ce cas.
Ishida :
Cette relation protectrice tient à ce que c'est ici-même [là où le croyant se trouve] que les divinités bénéfiques sont produites. C'est-à-dire qu'à partir de ce lieu l'onde de la production conditionnée est émise.
Nakasugi:
Ce qui signifie qu'ici, il y a quelque chose que nous définissons comme étant les divinités bénéfiques et que c'est nous qui les poussons à agir...
Ishida :
Non, je dis juste que nous possédons la clef qui les fait apparaître. C'est comme une onde radio qui serait émise à partir de nous... Nous sommes la source de cette onde. Il y a en nous une force susceptible d'appeler une réponse dans l'environnement de la part des forces du monde du ciel8. C'est, par exemple, comparable à l'attraction de l'aimant sur le fer. Fondamentalement, l'origine se trouve dans notre propre esprit. Dans l'environnement, il y a une réponse du monde du ciel sous forme de changement ou de manifestation humaine.
Pour les hommes également, certains bénéficient de bonne fortune et d'autres souffrent de malchance. Ceux qui ont de la chance, l'ont jusqu'à ce qu'ils soient confrontés à une mauvaise destinée. Ainsi Ikéda Daisaku9 est-il protégé par le Roi-démon du sixième ciel10 et de la sorte, pour longtemps, il vit dans le monde du ciel. La clef de cela réside en la lui-même. Il possède la clef du ciel des désirs, qui bien que ressortissant du monde du ciel, en est la partie inférieure.
Miyashita :
Est-ce que cela revient à dire que l'on peut librement manoeuvrer les divinité bénéfiques des multiples cieux selon son bon vouloir ?
Ishida :
Si vous êtes un bouddha, oui. C'est pour cette raison que lors du rituel du matin, nous nous tournons vers les divinités, vers l'est. Nous utilisons la clef, pour susciter l'action des divinités. Ce n'est pas un acte orgueilleux, qui consisterait en une utilisation selon sa propre fantaisie. C'est une prière qui se fait selon le dharma.
Nakasugi :
Ainsi, c'est à cela que réfère cette citation des Écrits : "Il apparaît que les divinités protègent celui qui est doté de force sprirituelle11".
Ishida :
C'est parce que "Lorsque l'esprit est fort, la protection des divinités est forte". Lors de la persécution de Tatsunokuchi, Nichiren a adressé une remontrance au grand bodhisattva Hachiman12". Par la suite, celui-ci s'est manifesté. Cette remontrance, est la clef que Nichiren a utilisée.
Miyashita :
Il nous avait été dit que les divinités bénéfiques des multiples cieux étaient la façon dont les forces de l'univers s'incarnaient.
Ishida :
Certes mais comment en sommes-nous arrivés à ce genre d'assertion ?... L'une des raisons était qu'autrefois l'expression des mots n'était peut-être pas assez précise, immature ; même dans le style écrit la distinction entre Être et Existence n'était pas vraiment nette. L'autre raison est notre immaturité en ce qui concerne la compréhension de la loi bouddhique, nous introduisons de la confusion en appliquant les vues du monde des phénomènes objectifs au monde des phénomènes de notre propre psychisme.
Nakasugi :
Mais, lors de l'évènement de Tatsunokuchi, dans l'esprit de Nichiren, est-ce qu'il était certain qu'il ne serait pas décapité ou bien alors était-il indifférent au fait même d'être mis à mort ?
Ishida :
Vraiment, je ne sais pas... Se demander si l'on sera décapité ou non, c'est une façon duelle de voir et donc cela témoigne de sentiments ordinaires. Il n'y a pas de raison que le Bouddha juge selon les modalité des pensées et sentiments, des vues duelles des hommes ordinaires.
Ce que l'on appelle les dix mondes, c'est vraiment quelque chose de très difficile. C'est le mode d'existence de la succession des pensées... Enfer, esprits affamés, animaux, cieux, c'est selon un principe (une loi de manifestation en fonction de la cause et de la condition) que les pensées successives apparaissent.
La protection des divinités s'accomplit de la même manière. Elle ne peut s'accomplir pour ceux qui s'opposent au principe de production par association de cause et condition.
Nakasugi :
Voulez-vous dire par là, quelqu'un qui ne prendrait pas en compte la causalité et qui, par exemple, dirait : "Je veux devenir un lion" ?
Ishida :
Je dis simplement "Pas de cas où le principe ne se manifeste pas". Il est fondamental de toujours garder en considération ce que j'appelle le principe.
Les phénomènes qui se produisent résultent de l'association d'une cause et d'une condition. La cause elle est ici.
Sire Shijo Kingo avait rejoint Nichiren à Tatsunokuchi dans le but de partager son sort. À ce moment, pour les fonctionnaires présents, Shijo Kingo dans la détermination qui l'habitait, devait apparaître comme une existence dangereuse. Shijo Kingo, lui-même ne s'en rendait pas compte mais vis-à-vis des gardes, naturellement il accomplissait la fonction des divinités bénéfiques des multiples cieux. Nichiren était la cause (des divinités) et Shijo Kingo en était la condition. Lors de l'exil à Sado, il en a été de même avec le moine Abutsu.
Abutsu était quelqu'un qui était venu trouver Nichiren avec l'intention de le tuer. Mais, cette nuit-là, finalement il en est arrivé à se mettre au service de Nichiren. Pour Nichiren il a été une divinité bénéfique. Toutefois on ne peut pas penser que lui-même se disait : "Ah, je suis devenu une des divinités bénéfiques des multiples cieux !". Mais Nichiren était la cause et le moine Abutsu la condition ; en vertu de l'union harmonieuse de la cause et de la condition13, dans la personne même d'Abutsu, les divinités bénéfiques des multiples cieux se sont manifestées, et se sont révélées à Nichiren. Il est donc raisonnable de penser que pour nous aussi ; dès lors que notre foi se stabilise, nous devenons capable de produire l'action des divinités bénéfiques des multiples cieux.
Ce qui se produit en fonction de l'union harmonieuse de la cause et de la condition n'est pas du domaine de l'Être mais de celui de l'Existence. Pour la personne concernée, ce qui se produit en un instant n'est pas appréhendé comme relevant de l'Être ou de l'Existence. Et parce qu'une telle distinction ne s'effectue pas pour le sujet alors ce qui est du domaine de l'Existence est pris comme étant de l'Être (du réel). A plus forte raison à l'époque de Nichiren les concepts d'Être et d'Existence n'avait pas été mis en lumière et pour les exprimer il n'y avait que le mot "Être14".
Nakasugi :
En fait je ne comprends pas bien cette distinction fondamentale que vous introduisez entre l'Être et l'Existence.
Ishida :
Pour le dire d'une façon un peu rapide, pour soi-même, lorsque l'on peut s'interroger pour se demander si une chose aurait ou non un rapport avec soi, il s'agit de l'Être ; et lorsque l'on se dit que s'il n'y avait pas ce rapport, cette chose n'existerait pas, il s'agit de l'Existence. Et donc on emploie l'expression union obscure du lieu et
de la sagesse15.
Et si, pour des choses qui n'ont pas de rapport avec soi, et que l'on ne fait que les considérer en les portant à l'intérieur de soi, ce n'est pas l'union obscure du lieu et de la sagesse mais l'union obscure du lieu avec lui-même16. Que l'on ait une sagesse superficielle ou profonde, ce que l'on perçoit par ses propres capacités et que l'on incorpore en soi c'est du ressort de l'union obscure du lieu avec lui-même. Cela n'a pas de rapport avec la sagesse. Mais, la loi merveilleuse est la loi merveilleuse de l'union obscure du lieu et de la sagesse, en la sagesse elle trouve sa structure de vision, sa source. Il en va ainsi lorsque nous considérons le texte de la deuxième assise.
Nakasugi :
Alors, est-ce que l'on peut dire que le gohonzon est du domaine de l'Être ?
Ishida
Pas du tout, le gohonzon est du domaine de l'Existence. Dans l'Existence, c'est une rétribution du support17.
Miyashita :
Pour les hommes qui sont dans l'égarement le gohonzon est du domaine de l'Être.
Ishida :
Tout objet produit est d'un point de vue objectif du domaine de l'Être. En tant qu'objet le gohonzon a une naissance et une fin et donc, généralement, de telles choses sont considérées comme relevant du domaine de l'Être. Mais penser de la sorte se fait sans recours à la foi. Dans ce contexte, on se dit que cette chose qui est ici n'est pas le
bouddha mais juste un ustensile qui se présente sous la forme de papier avec des mots inscrits dessus. C'est alors une loi extérieure au coeur. Ce n'est pas la loi de son propre coeur.
Mais que l'on s'éveille au fait que le gohonzon est le bouddha qui est l'incarnation d'Une pensée trois mille, alors on ne peut que se rendre compte qu'il est du domaine de l'Existence. Donc quand bien même on l'appelle le gohonzon, ce n'est pas un principe absolu pour autant ; les gens de l'enfer le perçoivent comme faisant partie de l'enfer. Ceux qui vont sur les chemins des esprits affamés le voient également comme relevant de leur monde. En fait, les gens de l'enfer en le voyant ont peur. Ceux qui vont sur la voie des animaux aussi, ils s'enfuient. Même les personnes qui débutent dans la foi bouddhique ne peuvent pas le considérer correctement. C'est parce que c'est du domaine de l'Existence. Montrez le gohonzon à un bébé et vous verrez qu'il n'a pas de réaction particulière. Aussi extraordinaire que soit le gohonzon, le bébé n'y a pas accès. Il n'a pas la force suffisante de la pensée (de la sagesse) qui produit l'Existence. En un mot, il n'a pas la loi de sagesse.
Nakasugi :
Alors la foi consiste à ne pas s'estimer sauver tant que, lorsque l'on révère le gohonzon, le monde de sa propre existence ne devient pas la Terre de la clarté paisible.
Ishida :
Oui. Cela se fait naturellement. Comme conclusion on peut donc dire que c'est une bonne chose que de révérer le gohonzon. En tant qu'Existence le monde des bouddha se manifeste. Mais que l'on soit dépourvu de sagesse ou bien plein de sagesse, devenir le bouddha est la même chose, ce qui ne revient absolument pas à dire que vénérer d'une façon erronée soit bien.
Le faire d'une façon erronée, comme Ikéda Daisaku, ne permet pas de devenir le bouddha. Comme preuve symptomatique, on voit bien que ceux qui sont le plus proches de lui, comme par exemple l'administrateur général H. ou le président H., ne deviennent pas le bouddha. Ainsi c'est une manière de procéder erronée qui fait qu'Ikéda Daisaku ne devienne pas un bouddha.
Nakasugi :
Ne pas devenir un bouddha cela signifie-t-il que l'on ne peut s'échapper des six voies ?
Ishida :
Oui, Les vies et morts dans les six voies sont appelées les vies et morts déterminées18. On trouve souvent les expressions vies et morts transformables19 ou vies et morts déterminées, notamment dans certains textes tels L'Infirmation et la confirmation20. On peut dire des vies et morts déterminées qu'elles sont la transmigration dans un contexte qui est lui-même déterminé par la rétribution de causes qui naissent des passions21. Les passions sont les causes et les effets sont ceux des passions. Telles sont les vies et morts dans les six voies. Or dans ce que l'on appelle les vies et morts déterminées, on peut bien dire que l'on vénère le gohonzon mais en son for intérieur on ne sait pas ce que c'est.
Est-ce que l'on ne croit pas profondément, ou pas sincèrement, qu'en est-il au juste ?... Ou même, si l'on vénère d'une façon particulièrement incongrue, cela ne convient pas vis-à-vis du gohonzon.
Nakasugi :
J'ai une question à propos d'une citation du Hakumaï ippiō gosho parue dernièrement dans le Seikyō shinbun22. Comment devons-nous comprendre cette phrase : "La véritable voie réside dans les choses de la loi du monde" ?
Je crois bien que cet écrit accorde une importance fondamentale au monde séculier. Pour la loi bouddhique, plutôt que de se retirer au fin fond des montagnes, il vaut mieux apporter aux hommes du riz ; et ces choses telles l'administration ou le commerce, qui sont utiles à la vie des hommes, sont bien plus représentatives de la loi bouddhique.
Ishida :
Vous vous trompez. Maintenant, notre conversation a pu aborder le concept de l'Existence. Grâce à l'existence des pensées successives de la vie si, à partir du monde des bodhisattva, on révèle jusqu'au monde des bouddha, c'est la véritable voie des choses selon la loi. En une journée, nous nous levons le matin, nous déjeunons et ainsi de suite. Au fil de ces actions nous ressentons du bonheur, de la colère, de la peine, de la joie... Si dans ces pensées successives qui sont liées aux choses de la loi du monde séculier nous construisons un passage qui à partir du monde des bodhisattva permet d'accéder à celui des bouddha, alors il s'agit de "la véritable voie". C'est ainsi que dans cette phrase, "les choses de la loi" du monde séculier sont envisagées.
Les choses du monde séculier des six voies sont la scène où la "véritable voie" (le monde des bouddha) s'accomplit.
|
-------------------------------------------------------
|
Notes
1 Kokudo seken (國土世間), l'un des trois domaines.
2 Jitsuzon (実存).
3 Gyōgōïnga (行業因果).
4 Hansei (反省). Il s'agit d'un concept fondamental de la pratique bouddhique selon Ishida Par ce terme que l'on peut traduire par pensée réflexive ou introspection, il décrit la pratique mentale qui permet d'avoir une pensée sur ces propres actes sur leurs conditions et ainsi de pouvoir clarifier, organiser ce qui reste de nos actes dans la huitième conscience, la conscience réceptacle. Dans la suite de cet entretien il parle de 'faire le ménage' c'est-à-dire d'être capable durant la récitation du Titre de mettre en ordre les actes résidants en cette huitième conscience.
5 Ou ascèse : shugyō (修行).
6 Devadatta.
7 Shoten zenjin (諸天善神).
8 Tenkai (天界), le sixième des dix mondes.
9 Dirigeant de Sōkagakkai depuis 1960.
10 Dairokuten no maō (第六天の魔王).
11 Pour cette citation des Écrits de Nichiren, comme pour les suivantes, je n'ai pas été rechercher les citations exactes dans leur contexte. Je traduis juste la citation telle qu'elle apparaît dans les paroles des interlocuteurs.
12 Hachiman daibosatsu (八幡大菩薩), bien que ce personnage soit appelé 'grand bodhisattva', en fait c'est une ancienne divinité agraire qui est devenue la divinité tutélaire du Japon. Nichiren lui adresse une remontrance justement parce qu'elle est la divinité du Japon.
13 Innen wagō (因縁和合)
14 U,
(有). C'est plus clair en japonais. Ce que je traduis par Être est jitsuzai (実在), ce qui est, le réel ; et ce que je traduis par Existence est jitsuzon (実存) ce qui existe dans une relation avec ma propre vie.
15 Kyōchi myōgō (境智冥合).
16 Voici qui s'apparente à de la création de terme bouddhique. Sur le modèle de l'union obscure du lieu et de la sagesse, kyōchi myōgō, Ishida crée l'expression kyōkyō myōgō (境境冥合), avec répétition du premier terme, le lieu. On peut se demander ce que signifie l'union d'une chose avec elle-même... L'expression n'est pas dénuée d'humour, ni d'une certaine profondeur pourtant ; surtout lorsque l'on réalise que selon les termes d'Ishida cette union du lieu avec lui-même se produit en notre esprit, il dit "en les portant à l'intérieur de soi".
17 Ishida fait référence ici au premier terme du concept 'la rétribution pour le principal et son support (依報正報, ehō
shōhō, yībào zhēngbào)' souvent abrégé en principal et son support (依正, eshō, yīzhēng).
18 Bundan shōji (分段生死).
19 Henyaku shōji (變易生死).
20 Abréviation de L'Infirmation et la confirmation que les bouddha des trois phases jugent bon d'effectuer au sein du corps des enseignements (三世諸佛総勘文教相廢立, Sanze sho butsu sōkanmon kyōsō hairyū).
21 Bonnō (煩惱).
22 Seykyō shinbun (聖教新聞), Journal des Enseignements saints : organe de la Sōkagakkai.
|
Retour au programme des cours
|
|
|