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Tout d’abord le lecteur doit être informé des doutes qui existent quant à l’authenticité de ce traité.
L’une des premières raisons est que l’original, si tant est qu’il ait existé, n’a pas été retrouvé, il n’y a pas non plus de copie remontant à l’époque de Nichiren ou d’un disciple immédiat.
Pourtant ce traité figure dans la première édition des Écrits le Rokunai gosho qui est fondé lui-même sur la compilation entreprise par Toki et continuée par ses disciples pour aboutir à un premier recueil au XVe siècle.
Une autre raison tient au destinataire ce traité. Les données biographiques dont nous disposons sur celui-ci, le moine Sairen, sont parcellaires et contradictoires. Il n’empêche que ce disciple a reçu d’autres lettres et traités de Nichiren dont les originaux ont été sauvegardés.
Enfin nous pouvons remarquer certaines différences de style, des abréviations des noms de traités de références inhabituelles. Pour ma part, en tant que traducteur, j’ai dû rajouter à de très nombreuses reprises des mots, à chaque fois entre crochets, pour préciser le propos, faute de quoi certains passages du texte auraient été assez obscurs. Généralement ce procédé n’est pas nécessaire pour la traduction des écrits de Nichiren, ou du moins pas dans une telle proportion. Pourtant cette dernière considération ne me semble pas déterminante, la raison de ce côté allusif du propos peut être dû au fait que le thème de ce traité avait déjà été discuté entre Nichiren et Sairen et que tous deux étant très versés dans les doctrines du courant Tiantai de par leur formation religieuse pouvaient partager la connaissance des textes fondamentaux et des thématiques de cette École par simples indications. N’oublions pas non plus que Nichiren s’est souvent plaint de la difficulté à se procurer des rouleaux de papier pour écrire dans ce milieu dépourvu de toute commodité qu’était l’île de Sado, ce qui peut amener à condenser le propos surtout pour un interlocuteur aussi averti et savant que le moine Sairen.
En fait nous ne pouvons pas nous prononcer sur l’authenticité de ce texte. Toutes les hypothèses sont imaginables. Mais quoi qu’il en soit ce traité a toujours joui d’un grand intérêt tant pour la thématique du sujet abordé, la notion de l’incarnation dans les courants liés au Sūtra du lotus, que pour la réactualisation des thèses du Tiantai dont il traite. Il se compose de dix-huit questions et réponses qui permettent une vue exhaustive et unique du sujet traité.
Il aurait été écrit en 1273, la même année que Le Dévoilement des Prophéties du Bouddha, et adressé au moine Sairen qui, à cette époque tout comme Nichiren, vivait en exil sur l’île de Sado.
Comme la plupart des traités de Nichiren, La Signification de l’incarnation est écrit en chinois classique, langue écrite des lettrés employée couramment à cette époque pour les ouvrages savants. Il adopte également une forme classique de questions - réponses, dix-huit en tout. D’une façon plus originale, le message d’accompagnement qui le suit est également constitué d’une question et d’une réponse offrant ainsi une sorte de complément (suite ? résumé ?) au traité.
Commentaire de La Signification de l’incarnation
Pour ce qui est du Sūtra de la fleur de lotus de la loi merveilleuse, quoi donc en est la substance ?
Cette première phrase du traité pose d’emblée un problème au lecteur occidental. Ou bien il passe rapidement, pensant que la suite du texte l’éclairera, ou bien il essaie de comprendre. Pourquoi un livre ancien et renommé parmi les textes bouddhiques devrait-il avoir une substance c’est-à-dire un corps, une incarnation ? Demande-t-on par exemple, en transposant dans notre culture, si la Bible ou quelque autre œuvre antique et fondatrice a une incarnation ? Assurément non. A fortiori après le développement de la pensée platonicienne, la philosophie n’évolue plus que dans le monde des idées et des concepts. Nul besoin alors d’incarnation. Pour reprendre la remarque de Paul Valéry, les concepts deviennent des mots ‘impensables’ (liberté, infini, etc.) sans aucune similitude avec notre vécu qui n’a jamais eu l’expérience ni d’une liberté absolue ni de l’infini et autres concepts qui souvent ne représentent que l’opposé de ce que nous avons connu dans cette existence. Ces concepts impensables sont ensuite agencés de façons plus ou moins ingénieuses pour développer des systèmes. Dès lors il n’y a plus de besoin d’incarnation et l’on peut évoluer pleinement dans le monde des idées.
Dans le bouddhisme il n’en va pas du tout de même, faute d’incarnation il n’y a rien. Si le Sūtra du lotus n’est pas incarné, il n’existe plus. Il n’est pas un texte destiné aux recherches des savants mais la voie qui par sa pratique permet de résoudre le dilemme de la douleur, de la mort, du malheur. Cette différence radicale de positions est pratiquement inconcevable à la plupart des lecteurs si elle n’est pas explicitée. Je me rappelle que lors des conférences que je donnais, j’avais souvent des questions qui m’étaient posées et auxquelles j’étais bien en peine de répondre directement comme par exemple : « Mais alors, le bouddhisme est-il une religion ou une philosophie ? » À l’évidence ni l’une ni l’autre. Peut-être pour certaines de ses branches dévotionnelles, le bouddhisme pourrait être considéré comme une religion, mais dans ce cas ce n’est qu’un aspect révélateur de sa dégénérescence actuelle. Le bouddhisme est une expérience quotidienne profonde qui vise à la connaissance pour mener à bien une lutte contre le malheur. Non pas pour parvenir au bonheur, à la sérénité mais pour accomplir la meilleure part de notre condition d’humains. D’où la nécessité d’incarner la loi bouddhique.
Dans les cours que Nichiren donnait sur le Sūtra du lotus et qui ont été consignés dans la Transmission orale sur les significations, il commente chronologiquement de nombreux passages de ce texte. Bien souvent à la fin de l’explication d’un vers, d’un passage ou d’un terme nous trouvons comme conclusion un constat de ce type : « Que maintenant Nichiren et les siens récitent Namu Myōhōrenguékyō revient à cela», « cela » étant le terme tiré du Sūtra et que le commentaire se proposait d’expliciter. Faute d’incarnation dans la pratique à laquelle « Nichiren et les siens » se livrent le passage du Sūtra n’a aucune réalité et le commenter, gloser dessus n’est qu’un détournement et un affadissement.
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Le principal et le support des dix mondes voilà l’incarnation de la fleur de lotus de la loi merveilleuse.
Le principal et son support est généralement compris comme une abréviation de la rétribution pour le principal et son support. Les dix mondes sont l’environnement qui comprend tous les êtres de chacun de ces mondes, de l’enfer jusqu’au monde des bouddha. Le principal et son support est généralement perçu comme l’unité intrinsèque du sujet et de son environnement. Pas de sujet sans environnement : en toute honnêteté nous n’avons jamais eu l’expérience d’un environnement qui serait dénué de sujet. Dans les entretiens d’Ishida, c’est l’une des différences fondamentales qu’il fait entre la vue scientifique moderne qui pour lui ressortit de l’Être et la vue bouddhique qui elle ressortit de l’Existence. C’est également le concept de la triple harmonie : l’expérience du vivant est formée de l’harmonie sans cesse renouvelée d’un lieu, d’un système perceptif et d’une forme de conscience. Comme jeu intellectuel nous pourrions imaginer d’enlever de cette harmonie un ou deux termes, par exemple de ne garder que le lieu. Mais il ne s’agirait là que d’une pure spéculation hypothétique dont aucune existence n’a jamais eu l’expérience et qui présente peu d’intérêt.
Pour revenir à « le principal et le support des dix mondes », nous avons là l’expression de l’ensemble des existences dans l’environnement qui est propre à chacune d’entre elles à travers la décuple répartition que représentent les dix mondes. Ce serait donc la totalité des existences dans les dix mondes qui est l’incarnation du Sūtra du lotus. C’est le cadre général qui sera d’une certaine manière affiné et précisé dans la suite du traité.
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- … doit-on dire que nous-mêmes ainsi que tous les êtres nous sommes le corps intégral de la loi merveilleuse ?
- Oui, c’est certain.
Toute la suite du texte va nuancer et préciser cette affirmation. La formulation ‘nous-mêmes ainsi que tous les êtres’ est intéressante. Ce n’est pas chaque être qui est le corps ‘intégral’ de la loi merveilleuse, ni même la somme de toutes ces individualités mais l’ensemble constitué de soi et de tous les autres. Ce n’est donc pas une abstraction, un ‘nous tous ensemble’, mais c’est la totalité des êtres des dix mondes perçu dans la Une pensée vivante.
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Ce qui signifie que pour tous les dharma … l'égalité totale de l'origine et de la fin
Nichiren cite ici sous une forme abrégée la partie du chapitre des Moyens du Lotus où les dix Ainsi sont révélés. Cette citation se fait sous cette forme car ce passage est parfaitement connu de son interlocuteur, il n’y donc pas de raison d’énumérer les dix Ainsi. Précédemment il nommait « le principal et le support des dix mondes » comme étant l’incarnation du Sūtra du lotus, en mentionnant les dix Ainsi à l’œuvre dans chacun des dix mondes, non seulement il précise son propos mais par l’enchaînement des dix Ainsi (surtout des Ainsi 4 à 9) il met en mouvement la dynamique du temps. Nous passons d’une sorte de plan figé et explicatif à un monde mouvant entraîné dans la temporalité.
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L'aspect réel est forcément les dharma, tout comme les dharma sont forcément les dix Ainsi, les dix Ainsi les dix mondes et les dix mondes le corps et la terre.
Avec cette citation célèbre de Zhanlan, la boucle est bouclée. Sous une autre forme d’enchaînements, on part de l’aspect réel pour arriver au corps et à la terre qui désignent exactement la même chose que ce qui était appelé précédemment le principal et le support mais d’une façon moins conceptuelle, plus incarnée pourrait-on dire. Remarquons que chacun des éléments de l’énumération de Zhanlan est lié au suivant par l’adverbe forcément induisant ainsi une mécanicité dynamique où l’existence de chaque élément entraîne le suivant. Au départ nous avons l’aspect réel qui ne nous est pas connu. C’est l’aspect réel des dharma, c’est-à-dire, même si c’est réducteur, des phénomènes. Ces dharma sont décrits dans la dynamique des dix Ainsi et ils sont les constituants de chacun des dix mondes. Les dix mondes sont l’expérience du corps et de son environnement la terre. Nous revenons donc à « le principal et le support des dix mondes ». Les citations de Zhiyi et de Huisi qui viennent ensuite ne font que souligner et préciser ce propos. Elles nous permettent de remarquer la pertinence et la clarté de la compréhension des maîtres du Tiantai.
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Bien que duelles ces deux lois de l’égarement et de l’éveil, sont pourtant le principe unique de la véritable ainsité …
C’est l’une des choses les plus difficiles à admettre à propos de l’enseignement du Sūtra du lotus. Dans les enseignements initiaux du bouddhisme l’égarement est la condition générale des êtres. Grâce à la pratique et à la compréhension de la loi bouddhique on peut se départir au fur et à mesure de l'illusion, accéder à la sagesse et finalement atteindre l’éveil. À la place de cette vue assez rationnelle le Sūtra du lotus distingue un principe unique qui n’a pas de nom et qu’il appelle l’égarement-éveil. Ce principe que nous ne percevons que dans sa dualité doit être identifié dans son unicité.
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Le bien et le mal en rêve sont à la fois l’Obscur et la nature de la loi de l’égarement-éveil.
Comme il est dit précédemment, durant le rêve on voit des actes bons et des actes mauvais, mais au réveil, si l’on se rappelle le rêve, on comprend qu’il ne s’agissait là que de fantasmes générés par l’esprit. De la même manière il convient de développer la capacité d’éveil et de délaisser « l’Obscur des mauvais égarements ». Tant que l’on vit dans les six voies (les six premier mondes) tant le mal que le bien ne sont qu'égarements, il convient donc d’accepter la nature de la loi bouddhique qui comprend les égarements qualifiés de « bien et de mal en rêve » et de se fonder sur cette nature de la loi qui est, elle, qualifiée de « bon éveil ». Seule la foi rend possible cette opération car sans elle comment admettre qu’à la fois l’égarement et l’éveil procède d’un même principe unique ?
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Tous nos contemporains bien que nombreux ne se répartissent qu’en deux types : les hommes des enseignements provisoires et ceux du véritable enseignement.
Et encore, Nichiren parlait et vivait à une époque où les différentes formes de bouddhisme constituaient la pensée prédominante. Bien sûr, ces courants lui semblaient révélateurs de la Fin de la loi, Mappō, la période où les capacités humaines se sont affaiblies et où l’enseignement du Bouddha n’est plus accessible sinon sous des formes décadentes. Que dirait-il de notre époque ? Où trouver les hommes ‘du véritable enseignement’ ? Certes il en existe encore mais en si petit nombre, surtout dans notre pays. Quand on voit les bases qu’il a établies, la vue qu’il avait du futur de la loi bouddhique notamment dans la dernière partie du traité Le Dévoilement des prophéties du Bouddha, on ne peut que se dire que c’est maintenant qu’il faut rattraper les efforts gâchés.
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Ceux qui croient dans le véritable enseignement du Sūtra du lotus, sont de fait la fleur de lotus en tant qu’incarnation.
Quel est le véritable enseignement du Sūtra du lotus, celui dont la croyance fait que l’on devient l’incarnation du Sūtra ? Il y a plusieurs réponses à cette question. Si l’on observe la pratique générale des croyants et ce que dit le Sūtra lui-même, cela passe au moins par les cinq pratiques merveilleuses décrites dans le chapitre Maître de la loi et reprises dans d’autres chapitres du Lotus avec des listes à peu près concordantes ou similaires. Il s’agit : 1 de recevoir et garder le Sūtra, 2 de le lire, 3 de le réciter, 4 de l’enseigner et 5 de le copier.
Recevoir et garder est un engagement fondamental ; il faut être capable avant même que de connaître vraiment le Sūtra de développer en son propre cœur l’attitude adéquate à l’accueil du Sūtra, c’est-à-dire de préparer une disposition mentale qui permet de l’incorporer en soi, d’en recevoir l’enseignement. Ce qui est important n’est pas ce que l’on pense de tel ou tel passage de ce livre, ces jugements évolueront tout au long de notre existence. Ces jugements ne sont souvent, pour reprendre les termes même du Sūtra que des ‘villes fantasmagoriques’ (titre du chapitre VII), des lieux où l’on peut faire une halte, recomposer ses propres forces avant de repartir. Et c’est ce trajet tout au long de l’expérience de la voie auquel renvoie le terme de ‘garder’. Garder c’est aussi protéger, garder intact sans se livrer à des mélanges confusionnels. À ce sujet dans la lettre de Nichiren que nous connaissons sous le titre de Réponse à la nonne dame du moine Abutsu, il insiste sur l'importance d'éviter les mélanges confusionnels en disant : « Les petites digues entre les rizières ont beau être solides, il suffit d'un trou de fourmi pour que finalement l'eau accumulée se disperse. Écopez l'eau de l'opposition à la loi et de l'incroyance et consolidez les digues de la foi ». Cette première pratique merveilleuse qui consiste à recevoir et garder, permet de développer les quatre autres.
Lire évidemment est fondamental. Cette lecture peut se faire à différents niveaux. Dans un premier temps une lecture attentive est suffisante. Elle est appelée lecture à la surface des phrases (monjō, 文上). Contrairement à la lecture au profond des phrases (montei, 文底), la lecture à la surface des phrases est néanmoins nécessaire tout d’abord dans un souci didactique. Elle permet de bien connaître le Sūtra sans être immédiatement dans l’interprétation. Et les phrases, les expressions que l’on lit font leur chemin en nous, elles nous paraissent parfois familières, parfois très étonnantes. Ce chemin que les phrases font en nous se met ensuite assez naturellement en relation avec les concepts propres à la loi bouddhique puis aux interprétations des grands maîtres jusqu’à arriver à l’expérience qu’indique la Transmission orale sur les significations, où là c’est la lecture au profond des phrases qui s’impose et où effectivement l’incarnation se produit.
Réciter des parties du Sūtra est la pratique quotidienne des croyants de l’École du Lotus. Cette pratique normalement est étayée par la lecture du Sūtra pour comprendre le sens de ce que l’on récite et ce par respect pour le texte du Sūtra. Mais également dans ce souci de respecter et vénérer le texte, la récitation se fait d’une manière claire et rythmique, harmonieuse. Les lectures trop rapides, précipitées donnent l’impression d’expédier le Sūtra ou de rechercher des états mentaux assez peu bouddhiques. La récitation est donc respectueuse et articulée.
Enseigner, au moins ce que l’on comprend, est également une pratique fondamentale et extrêmement difficile. La difficulté tient notamment à ce que la pensée bouddhique est totalement différente des idées qui ont cours dans nos sociétés. L’écart est énorme. Plutôt que de développer des capacités rhétoriques il vaut mieux développer notre cœur de bodhisattva et enseigner pour retirer la souffrance et pour que celui qui reçoit cet enseignement puisse lui-même accomplir le chemin du bouddhisme. Le but n’est pas de briller ou d’avoir raison d’autrui mais d’exercer la bienveillance active qui est propre à l’attitude bouddhique pour fournir les moyens de lutter contre la souffrance et de se dégager des six voies.
On peut être surpris de trouver ‘copier’ dans cette liste. Toutefois, à l’époque où elle a été établie il n’existait pas de moyens de reproduction de l’écrit autre que l’écriture manuelle. Elle s’est même développée au moyen de la calligraphie en une expression artistique féconde. De plus, et c’est valable de nos jours encore, écrire, copier avec sa propre main est une activité singulière qui là encore s’apparente à une compréhension qui se fait par le moyen de son propre corps. Comme nous l’avons vu, copier était un moyen de partager et de propager. Je pense qu’à notre époque, même si d’autres moyens intellectuels ou littéraires sont nécessaires, le fait de traduire est une pratique très similaire. Une phrase peut être bien ou mal copiée, de même le traducteur est obligé de comprendre, bien ou mal, avant d’écrire dans sa propre langue. Heureusement les traductions brouillonnes, qui ont fait florès au sein des courants du bouddhisme et qui étaient portées par l’idée que se faisaient les religieux selon laquelle pour les croyants ils valait mieux avoir accès à une traduction rudimentaire ou dégradée plutôt qu’à rien du tout, tendent à diminuer.
Ces cinq pratiques merveilleuses sont l’expression de la croyance dans le véritable enseignement. Elles permettent donc l’incarnation. Selon les aptitudes, elles ne sont pas menées forcément toutes les cinq à la fois pour chacun. Toutefois la première d’entre elles ‘recevoir et garder’ est le fondement des quatre autres.
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Par exemple, même s’ils sont des bouddhas, ceux qui ressortissent aux enseignement provisoires ne peuvent se voir attribuer le vocable de "monde du bouddha"
Remarquons tout d’abord la précision de la terminologie. Les bouddhas des enseignements provisoires (pré-Lotus) peuvent être qualifiés d’Éveillés (bouddha) sans « se voir attribuer le vocable de ‘monde du bouddha’ ». C’est-à-dire qu’il sont individuellement des Éveillés sans avoir accès au dixième monde. Le fait de vivre l’un des dix mondes n’implique pas seulement la personne elle-même mais également l’environnement qui est propre à ce monde et les êtres qui le peuplent. Ce sont les trois domaines qui forment un monde. Donc les Éveillés des enseignements provisoires du bouddhisme sont plutôt des éveillés solitaires et ne vivent pas le monde du bouddha.
On peut considérer que la vision de l’Éveil propre aux enseignements provisoires est très différente de la vision que porte le Lotus notamment dans l’interprétation que Nichiren en donne. La vision de l’Éveil dans les enseignements provisoires se situe au niveau de l’effet et non de la cause. Ces enseignements présentent l’Éveil comme une sorte d’omniscience, de sagesse supérieure, de sérénité que l’on atteindrait un beau jour et dont on jouirait. Outre le caractère hypothétique de cette conception c’est son aspect puéril qui frappe. Les termes de leurs adeptes en témoignent : ils parlent d’atteindre la boddhéité, d’illumination. Ils envisagent le Bouddha comme un surhomme (monde des dieux).
Nichiren dans son traité Les dix Ainsi, nous enjoint de croire, d’accepter que « notre corporéité et notre nature ont pour nom Sūtra de la fleur de lotus de la loi merveilleuse, il n’est plus question [alors] du titre d’un sūtra, mais de notre propre corps. Cela nous est enseigné dans les paroles du Bouddha selon lesquelles notre corps s’avère être le Sūtra du lotus et le Sūtra du lotus notre corps. Notre corps se révèle être l’Ainsi-venu de l’éveil originel aux trois corps en un » (Nichiren, Devenir le Bouddha, Éd. Arfuyen). De nombreux autres passages de ce traité évoquent dans des termes similaires la réalité de cette incarnation. La foi consiste à accepter cela et à s'efforcer de se comporter en conséquence.
D’une façon complémentaire, un peu plus haut dans La Signification de l’incarnation, Nichiren évoque notamment l’égarement-éveil, la « clarté et l’Obscur [qui] ne sont ni différents ni distincts » et tant d’autres exemples qui s’opposent aux vues communes relatives à l’Éveil. De nombreux adeptes du bouddhisme de Nichiren continuent encore à se référer à ces conceptions des enseignements provisoires sans être détrompés pour autant.
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... les gueux de la Fin de la loi sont bien plus respectables que les rois ou les grands ministres des deux mille ans de la Justesse et de la Semblance
Nous sommes les gueux de la Fin de la loi, nous sommes les hommes et les femmes ordinaires. Vivre dans cette époque où les capacités humaines de compréhension de la loi bouddhique ont dégénéré s’est accompagné pour nous de la possibilité de rencontrer l’enseignement de Nichiren et de nous départir des fantasmes liés aux doctrines provisoires. Nous devons résoudre les souffrances de la naissance, de la maladie, de la dégénérescence et de la mort. Non seulement pour nous-même mais pour tous ceux qui ne veulent plus accepter l’aveuglement et la cruauté de l’époque. Nous ne voulons plus des pratiques confortables et engourdissantes dont tentent de s’apaiser ceux qui veulent fuir leur condition et que la plupart des courants bouddhiques prônent. Nous nous intéressons à la pratique du bodhisattva Sans-Mépris, pas aux recettes de recherche de bonheur individuel. Notre pratique n’est pas un hommage au Roi-démon du sixième ciel, nous ne voulons pas des avantages qu’il dispense.
Qui donc en lisant ce traité revendique le titre de 'gueux de la Fin de la loi' ? C'est pourtant en eux, comme nous l'indique la suite du texte, que se découvre l'incarnation du Lotus.
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Finalement, l’incarnation de la fleur de lotus de la loi merveilleuse se révèle être les corps charnels et enfantés des disciples ou bienfaiteurs de Nichiren qui croient dans le Sūtra du lotus.
Dans plusieurs branches du bouddhisme le corps humain est perçu d’une façon extrêmement péjorative. Notamment dans les courants relevant du Petit-Véhicule, mais pas seulement. Ainsi trouvons-nous, par exemple dans le canon pāli, dans le Māgandiyā Sutta, la réplique du Bouddha à un brahmane qui aurait voulu lui offrir sa fille : « Pourquoi voudrais-je ta fille, récipient d’urine et d’excréments ? Je ne voudrais pas la toucher, même pas de mon pied. » Il est évident que cette scène n’a jamais eu lieu, les sūtra ont été écrits bien longtemps après le nirvana du Bouddha et la violence de l’expression ne correspond pas à sa personnalité, pas plus d’ailleurs que l’attitude du brahmane n’est elle-même adéquate avec sa caste. Cet extrait est sans doute davantage révélateur des conceptions, voire des troubles, de celui qui l’a rédigé. Il est toutefois significatif de la répulsion et du dégoût du corps – et surtout du corps féminin – que l’on trouve dans certains textes du bouddhisme primitif.
Rien de tout cela, bien sûr, dans les écrits de Nichiren. Ce corps est cela qui vit l’expérience bouddhique de l’Éveil. Il n’y a donc pas lieu de le déprécier – ni de l’exalter. Le principe bouddhique appelé ce corps devient le bouddha montre bien que l’éveil n’est pas un phénomène purement mental mais une expérience totale. Dans ce traité La Signification de l’incarnation, Nichiren définit de façon particulièrement précise ce qu’est l’incarnation du Sūtra du lotus et il nous dit finalement qu’il s’agit des « corps charnels et enfantés des disciples ou bienfaiteurs de Nichiren qui croient dans le Sūtra du lotus ». Le corps est défini comme charnel, c’est-à-dire le corps physique dans son fonctionnement. Ce n’est donc pas une idée du corps, un concept. Il est même défini comme ayant été ‘enfanté’. Si nous revenons au texte original écrit en chinois classique, au mot à mot, il dit : « le corps charnel engendré par le père et la mère » (父母所生肉身). On ne saurait être plus précis. C’est-à-dire que notre corps est le produit du désir. Et puisque c’est ce corps même qui est « l’incarnation de la fleur de lotus de la loi merveilleuse », nous avons là une manifestation du principe les passions s’identifient à l’éveil.
Pour rester dans l’optique de ce traité, on pourrait donc dire que nous avons dans les corps des croyants du Lotus une incarnation à un triple niveau : incarnation du désir de nos parents, incarnation physique (charnelle) et « incarnation de la fleur de lotus de la loi merveilleuse ».
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Tous les êtres, dotés du réceptacle du corps de dharma, ne font qu’un avec le Bouddha et ce sans nulle distinction. C’est pourquoi le Lotus dit qu’il en va également de même pour l’œil, l’oreille, le nez, la langue, le corps et le mental qui, toujours purs, ont été engendrés par les parents.
Le réceptacle du corps de dharma est la capacité des êtres à révéler le corps de dharma. L’existence de cette capacité apparaît comme l’équivalent de sa réalisation (Tous les êtres … ne font qu’un avec le Bouddha et ce sans nulle distinction). C’est la mise en application de ce qui était dit auparavant de diverses façons, par exemple « Bien que duelles ces deux lois de l’égarement et de l’éveil, sont pourtant le principe unique de la véritable ainsité de la nature de la loi ». Dans cette optique, s’il y a la capacité, il y a l’accomplissement (ou il peut y avoir l’accomplissement). A contrario, s’il n’y a pas la capacité, nul accomplissement.
Cette citation de Huisi traite du chapitre XIX du Lotus, Œuvres et vertus du Maître de la loi. Dans ce chapitre le maître de la loi est défini comme « un fils de bien ou une fille de bien » qui accomplit les cinq pratiques merveilleuses. Les œuvres et vertus conséquentes à ces cinq pratiques sont la purifications des six racines, c’est-à-dire des six organes sensoriels. Pour chacune des six racines, le Sūtra insiste bien sur le fait qu’elle a été engendrée par les parents, qu’une fois purifiée elle demeure un organe ordinaire mais dont les capacités sont démultipliées sans pour autant que cela ne nuise à la fonction ‘normale’ de l’organe. Par exemple pour l’ouïe, en plus des sons ordinaires, la personne entend les bruits causés par les êtres des dix mondes, sans que cela ne crée un brouhaha. En fait cette personne perçoit le monde non seulement au moyen des organes sensoriels mais par le prisme des dix mondes. La perception selon ce prisme des dix mondes est l’une des différences fondamentales entre ceux qui croient dans le Sūtra du lotus et les autres. Les dix mondes et tout ce qu’ils entraînent ensuite jusqu’à la constitution de la Une pensée trois mille, ne sont pas un concept parmi d’autres enseignés dans le bouddhisme, mais une véritable grille de lecture du monde. Ainsi les organes purifiés par les pratiques des maîtres de la loi perçoivent les sons, odeurs, etc. des dix mondes.
D’une façon assez proche de ce qui avait été dit dans le commentaire précédent, ce passage de Huisi révèle une triple incarnation : incarnation de la loi (réceptacle du corps de dharma), incarnation charnelle (les organes eux-mêmes), incarnation du désir (engendrés par les parents). L'insistance qui est donnée à la fois dans le chapitre XIX du Lotus et dans le résumé de Huisi sur le fait que le corps et ses organes aient été « engendrés par les parents » signifie que le corps n'est pas considéré comme impur car comme il a été dit précédemment, si le corps a la capacité d'être « le réceptacle du corps de dharma » il est donc « toujours pur » et le fait qu'il résulte des désirs des deux parents est une illustration du principe bouddhique les passions s’identifient à l’éveil.
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… celui-là transforme les trois voies des passions, des actes et des souffrances en ces trois vertus que sont le corps de dharma, la prājñā et la libération …
Nichiren parle ici de celui « qui "abandonne honnêtement les moyens" et ne croit que dans le Sūtra du lotus, qui récite Namu Myōhōrenguékyō ». Cette personne est définie comme ayant sincèrement décidé d’abandonner les moyens. L’expression elle-même provient de la dernière partie versifiée du chapitre des Moyens. Le Bouddha y déclare qu’il abandonne définitivement le prêche et l’utilisation des moyens, laissant de la sorte augurer l’enseignement de la doctrine originelle. Pourtant, souvent, comme ici, l’expression "abandonne honnêtement les moyens" est utilisée pour désigner l’attitude de celui qui veut accomplir la voie bouddhique.
Les trois voies représentent le processus de production des actes et leur actualisation (effet). On pourrait donc tout autant parler de triple voie que de trois voies tant le processus manifeste une mécanique d’enchaînements automatiques. Cela fonctionne de la sorte : les passions (ou égarements ou désirs) poussent à effectuer des actes lesquels, vu leur origine, génèrent de la souffrance.
Le croyant du bouddhisme, tel qu’il a été caractérisé précédemment, « celui qui abandonne honnêtement les moyens" et ne croit que dans le Sūtra du lotus, qui récite Namu Myōhōrenguékyō », transforme le cycle vicieux des trois voies en un processus de délivrance défini comme celui des trois vertus. À l’enchaînement du malheur il substitue celui de la libération. Le premier terme est le corps de dharma, je pense que l’on peut le comprendre ici selon l’acception qu’en donne Huisi dans l’extrait précédent de ce commentaire, c’est-à-dire le réceptacle du corps de dharma, le corps de dharma en tant que potentialité. Celui-ci grâce à l’assimilation de la doctrine bouddhique génère la prājñā (lucicité, discernement). L’exercice de la prājñā permet la libération des entraves du malheur telles que définies dans le processus des trois voies.
Nous avons donc ici un double processus ternaire celui des trois voies et celui des trois vertus, le passage du premier au second est possible pour celui qui s’investit dans une détermination définie elle aussi par trois conditions : abandonner honnêtement les moyens, ne croire que dans le Sūtra du lotus et réciter Namu Myōhōrenguékyō.
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C’est parce que [la notion] de fleur de lotus de la loi est difficile à appréhender, que l’on use de la symbolique du végétal. Ceux aux racines déliées, à l’évocation du nom comprennent le principe et donc n’ont pas besoin de recourir à la symbolique ; cela suffit pour qu'ils réalisent la fleur de la loi. Ceux-là de racines moyennes ou inférieures ne sont pas encore éveillés et c’est par l’usage de comparaisons qu’ils peuvent savoir. On se sert donc de la fleur de lotus qui est plus facile à comprendre pour établir des analogies avec la fleur de lotus difficile à comprendre.
La fleur de lotus de la loi est ce qui donne son nom au Sūtra du lotus. C’est le Titre (daïmoku) du Sūtra. Le principe que le lotus manifeste est difficile à appréhender car il est trop différent de nos conceptions usuelles : c’est le flux temporel du passé-présent-futur de la Une pensée.
Nichiren distingue parmi les croyants « ceux aux racines déliées » et ceux aux « racines moyennes ou inférieures » - remarquons encore une fois le recours au monde végétal avec le terme ‘racines’ pour désigner les organes sensoriels -. L’aide de la symbolique du lotus n’est nécessaire que pour les croyants aux racines moyennes ou inférieures. Il leur est expliqué que par analogie avec le lotus qui présente simultanément, sur un même pied, la fleur à l’état de bourgeon, de fleur éclose et de fleur fanée qui a perdu tous ses pétales, ce végétal particulier incarne simultanément les trois phases du temps (passé-présent-futur). On se sert donc de l’analogie pour illustrer, pour faire comprendre la simultanéité dans le présent du processus causal (karma).
Mais ceux de racines déliées comprennent que le lotus n’est pas un symbole mais la manifestation physique du principe évoqué ci-dessus. Aussi suffit-il que le mot ‘lotus’ leur soit présenté pour qu’ils réalisent toutes les qualités qui sont incarnées dans ce végétal : pureté, beauté, manifestation actualisée du processus karmique. Donc, pour eux, nul « besoin de recourir à la symbolique ». Désigner la fleur de lotus révèle en eux la loi merveilleuse et donc le Titre du Sūtra du lotus.
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Pour ceux de racines supérieures, il s’agit du nom de la loi et pour ceux de racines moyennes ou inférieures, il s’agit du nom d’une parabole. Ainsi ceux des trois sortes de racines quand ils s’assemblent pour en discuter, à la fois la loi et la symbolique sont discernées. Dès lors que l’on admet cela, qui donc aurait motif pour disputer [à ce sujet] ?
Il est question ici des trois cercles d’exposés de la loi qui sont employés pour l’enseignement de la première moitié du Lotus. Le premier, qui est appelé cercle de l’enseignement du dharma et qui vise à enseigner directement la loi bouddhique sans avoir recours à des paraboles ou à d’autres moyens didactiques. Le deuxième que l’on appelle cercle d’enseignement par l’allégorie recourt à des paraboles ou à la symbolique et est destiné aux disciples de racines moyennes. Enfin le dernier que l’on appelle cercle des liens causaux préexistant s’adresse à des disciples aux capacités encore moins développées. Pour eux il faut encore davantage stimuler l’imagination comme par exemple par l’invention des récits comme les jātaka, légendes édifiantes de vies antérieures du Bouddha.
Cette manière d’enseigner que l’on retrouve à des degrés divers dans le texte du Lotus est habile et requiert une grande finesse. Elle est mise en œuvre pour des disciples qui ont déjà un bon niveau de compréhension, ce sont au moins des auditeurs. Seuls les disciples du premier cercle saisiraient le sens réel et pourrait l’incarner. Parmi ceux qui ont assisté à la cérémonie de révélation du Sūtra du lotus dans sa première moitié, c’est-à-dire avant l’apparition des boddhisattva surgis de la Terre du chapitre XV, seul Shariputra aurait constitué ce premier cercle. Mais cette manière d’enseigner permet aux disciples de pouvoir échanger des points de vues avec un rôle positif pour les meilleurs. Comme il est dit un peu loin dans le traité : « dans le sūtra unique nous trouvons à la fois incarnation et parabole ». C’est le propre du Sūtra du lotus que de présenter différents niveaux de sens, lesquels permettent d’accéder ou bien directement à l’enseignement réel ou bien indirectement en passant par des compréhensions ‘provisoires’. Toutes choses qui sont signifiées dans son titre dans lequel on peut percevoir le lotus de la loi merveilleuse soit comme incarnation soit comme symbolique.
Nous restons là dans une tonalité positive qui pour partie cache ou compense la difficulté qu’il y a à s’adresser à ceux qui ont besoin de la parabole et qui s’en contentent.
En fait, entre ces trois cercles d’exposés de la loi les différences de niveau restent grandes. Ceux du premier cercle accèdent à l’incarnation. Ceux du deuxième cercle ne peuvent percevoir que l’allégorie, que les concepts. Ils usent de ceux-ci et développent toutes sortes de raisonnements qui ordonnent les concepts de manières diverses et généralement ils se contentent de cette situation dans laquelle ils demeurent. Quant aux croyants du dernier cercle, ils sont plus attirés par le côté ‘merveilleux’ du bouddhisme. Ils aiment rêver et privilégient souvent des récits à connotations miraculeuses qu’ils échangent entre eux. Souhaitons donc que le petit nombre de ceux du premier cercle, patiemment et attentivement aient une action qui permettent aux autres de les rejoindre.
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En ce qui concerne les sept paraboles, il convient de les considérer, et ce pour chacune [des deux] fleurs de lotus, selon les doctrines du provisoire et du réel … De la sorte, la fleur de lotus révèle pleinement "Pour le réel procurer le provisoire" et "ouvrir le provisoire pour révéler le réel", il en va de la sorte pour les sept paraboles.
Il y a sept paraboles dans le Sūtra du lotus. Ce sont :
1. l’allégorie de la maison en feu dans le 3e chapitre,
2. l’allégorie du fils miséreux dans le 4e chapitre,
3. l’allégorie des herbes médicinales dans le 5e chapitre,
4. l’allégorie de la ville fantasmagorique dans le 7e chapitre,
5. l’allégorie de la perle dans la doublure du 8e chapitre,
6. l’allégorie de la perle dans le chignon dans le 14e chapitre et
7. l’allégorie du médecin et de ses fils dans le 16e chapitre.
À la lecture de ces paraboles, on est tout d’abord frappé par leur caractère hautement invraisemblable voire quasiment onirique. Dans le but d’exprimer certaines des qualités essentielles du Sūtra il nous est conté des évènements qui ne peuvent exister dans la réalité.
À titre d'exemple, nous examinerons deux de ces paraboles. Dans celle de la maison en feu nous voyons un maître de maison très âgé dont la demeure est immense. Elle est habitée par une foule de gens – jusqu’à cinq cents – mais il n’y a qu’une porte pour y entrer ou en sortir, en plus elle est étroite. La bâtiment est en très mauvais état et vétuste. Résident également dans cette demeure les fils du maître de céans. Eux aussi sont nombreux peut-être trente et ce sont tous des petits enfants. Tous ces détails montrent bien l’aspect rhétorique et imaginaire du récit. Ces enfants donc, absorbés par leurs jeux, ne remarquent pas qu’un violent incendie a éclaté dans la vétuste demeure et malgré la foule de gens qui y vit, personne ne pense à les prévenir. Le maître de maison crie à ces enfants de sortir mais ceux-ci continuent de s’amuser d’autant qu’ils semblent parfaitement ignorants de toute chos, ne sachant même pas ce qu’est vraiment un incendie, une maison ou quoi que ce soit… Le maître de maison a alors une idée formidable, il dit aux enfants qu’il a amené pour eux devant la demeure trois chars , chacun rempli de jouets extraordinaire et chacun tiré par un animal différent (mouton, daim et bœuf). Les enfants se ruent tous hors de la maison, mais bien sûr il n’y a aucun char. Leur père offre alors à chacun un grand char tout à fait extraordinaire. Tous ces chars sont identiques.
La partie en vers qui suit le texte en prose regorge elle aussi de détails insolites. La demeure est dans un état épouvantable et très effrayante.
C’est la première parabole du Lotus. Hormis la troisième, les autres sont tout aussi invraisemblables encore que la troisième, par l’ampleur de la pluie qui permet à tous les végétaux de croître est également quelque peu fantastique. Il est toujours intéressant de se reporter à ces paraboles et de découvrir ce à quoi elles renvoient.
Avant cela je voudrais examiner celle du médecin et de ses fils qui est contée dans le chapitre essentiel qu’est le 16e chapitre et qui est intitulé Longévité de l'Ainsi-Venu.
À la fin de la partie en prose de ce chapitre, nous trouvons la parabole du médecin et de ses fils. Cet excellent praticien, comme cela se faisait alors, prépare également des remèdes pour lesquels il garde en sa demeure les ingrédients nécessaires. Il nous est dit qu’il a de nombreux fils, dix, vingt voire cent ou plus. C’est le premier détail insolite. Comme dans la parabole de la maison en feu, ce genre d’information est fait pour éveiller l’attention du lecteur et l’avertir du caractère fantasque et irréel du récit. Comprenons bien, une véritable allégorie doit rapprocher l’intention du récit de quelque chose de réputé vrai que connaît le lecteur et donc éclairer la compréhension d’une information difficilement admissible en faisant un parallèle avec une vérité ou une expérience connue de tous. Nous verrons par la suite comment considérer ces récits à la fois comme parabole et réalité car comme le dit Nichiren « dans le sūtra unique nous trouvons à la fois incarnation et parabole ».
Pour revenir à notre médecin, il doit se rendre dans un pays lointain laissant ses très nombreux enfants livrés à eux même à la maison – un peu comme dans la parabole de la maison en feu. Après son départ, les garçons consomment une substance vénéneuse qui les intoxique. Le père revient et voit leur triste état, certains ont perdu la raison. Tous sont cependant heureux de le revoir. Après consultation de ses traités, le médecin prépare un remède ; les fils qui n’ont pas sombré dans la folie le prennent et guérissent aussitôt mais les autres refusent. Le père décide alors d’user d’un stratagème pour les guérir. Il déclare aux enfants qu’il est vieux, usé par l’âge, il leur laisse le remède pour qu’ils le prennent et quitte la maison pour une destination lointaine. Il envoie ensuite un messager qui dit aux garçons que leur père est mort au loin. Ceux qui étaient encore intoxiqués effondrés par cette nouvelle sombrent dans le désespoir, s’apitoient sur eux-mêmes et finalement absorbent le remède. Informé du rétablissement de ses enfants le médecin revient …
Ces deux paraboles du Lotus, qui sont la première et la dernière de ce sūtra, sont riches d’enseignements. Comme l’indique Zhanlan, justement à propos des paraboles du Lotus, « il convient de les considérer, et ce pour chacune [des deux] fleurs de lotus, selon les doctrines du provisoire et du réel ». Tout porte à croire, dans ce contexte, que les deux fleurs de lotus réfèrent au lotus en tant que parabole et en tant qu’incarnation. Nous avons donc un double prisme, c’est-à-dire pour chacune de ces deux fleurs, parabole et incarnation, une vue selon les enseignements provisoires ou réels.
Qu’est-ce que cela donne pour la première allégorie, celle de la maison en feu ? Il est évident que la demeure vétuste représente le monde. Elle est peuplée d’une foule de gens : les êtres. Parmi eux de très nombreux enfants, ce sont les fils du maître de maison. Ce personnage a le rôle du Bouddha compris selon l’une des trois vertus, celle de parents. C’est la tendresse, l’affection paternelle qui lient le Bouddha à ses enfants, c’est-à-dire à ses disciples. Les disciples en question ne sont pas très éveillés. Puérils, ils ne recherchent que les plaisirs et les jeux. La vie à laquelle ils aspirent c’est le monde des dieux qui ne comprend que de la joie, à l’inverse du monde des hommes dans lequel joies et malheurs se succèdent. Les enfants trop absorbés par leurs jeux ne savent pas qu’un violent incendie s’est déclaré dans la maison. Les flammes représentent le brasier des passions. Malgré les injonctions de leur père, ils n’ont pas conscience du danger et veulent continuer leurs jeux. Le Bouddha sait le caractère irrémédiable de leur aveuglement, il doit donc user d’un stratagème pour les sauver. Sachant leur attachement aux plaisirs, il leur dit que trois chars merveilleux remplis de joujoux les attendent dehors. Ces trois chars sont les trois véhicules. Ce sont les mondes des auditeurs, des éveillés pour soi et des bodhisattva qui représentent une aspiration supérieure aux mondes des dieux qui attiraient les enfants, en ce sens où ce sont des mondes spécifiquement bouddhiques. Les enfants se ruent dehors pour prendre possession des trois chariots qui leur étaient promis mais ils ne trouvent rien. C’est l’un des thèmes principaux de la première moitié du Lotus, les trois véhicules ne sont pas vraiment des véhicules en ce sens où ils ne mènent pas à l’Éveil. Il n’existe qu’un seul véhicule unique celui du Bouddha (yuï ichi butsujō, 唯一佛乘). À la place des trois chars le père promet à chacun un char encore plus extraordinaire et qui sera le même pour tous : l’éveil bouddhique présent en chacun. C’est une manière de décrypter cette allégorie du point de vue de la parabole.
Si l’on creuse un peu plus, non pas dans la veine interprétative mais dans la possibilité de l’incarnation, que voyons-nous ? Nous accédons à une réalité bien plus tragique qui était masquée par le caractère fantasmagorique et irréel de l’allégorie. Le monde n’est pas comparable à une maison en feu, il est une maison en feu, un brasier. Au fil de l’histoire, guerres et catastrophes transforment ce monde en un lieu redoutable. La cohabitation entre les êtres des six premiers mondes est extrêmement problématique et source de conflits et de malheurs. Comme nous le voyons actuellement (avril 2022), l’action d’un asura entraîne la guerre et la dévastation. Il inspire des hommes, des soldats, qui sont devenus des esprits affamés et qui se livrent aux exactions perpétuant de la sorte le malheur des siècles passés.
Les fils du maître de maison – les croyants – comme dans la parabole du médecin et de ses fils, sont intoxiqués, ils ne sont plus sensibles au danger qui guette. Envers eux le stratagème du maître de maison est efficace, il faut effectivement les élever jusqu’aux trois véhicules, leur donner les bases fondamentales du bouddhisme (monde des auditeurs), qu’ils comprennent qu’ils peuvent développer une autonomie de la pensée et de la compréhension (éveillés pour soi) et augmenter leur compassion et leur capacité de remédier aux malheurs des êtres (bodhisattva). En même temps que cela s’accomplira, ils déboucheront non pas sur le vide (l’absence des trois chars) mais sur la promesse du véhicule unique. La parabole peut donc être vécue non pas dans la symbolique et les raisonnements mais littéralement, c’est-à-dire en tant qu’action, en tant qu’incarnation. « De la sorte, la fleur de lotus révèle pleinement "Pour le réel procurer le provisoire" et "ouvrir le provisoire pour révéler le réel »
La parabole du 16e chapitre du Lotus, celle du médecin et de ses fils est encore plus riche de sens et d’interprétations car elle appartient à deuxième moitié du Sūtra du lotus, celle que l’on appelle la doctrine originelle. Ici également le médecin, père d’innombrables enfants représente le Bouddha ; ses fils sont les êtres ou les croyants. En l’absence de leur père, ils s'intoxiquent d'un breuvage vénéneux. Cet empoisonnement est dû aux enseignements bouddhiques mal assimilés, mal classés, mal compris qui ont transformé le message bouddhique en courants religieux bien éloignés de l’intention du fondateur. De retour le bon médecin prépare l’antidote. Parmi ses fils certains boivent le contrepoison et guérissent mais d’autres profondément intoxiqués refusent bien que ce breuvage soit doté d’aspect, de parfum et de goût agréables (shiki kō mi mi, 色香味美). Comme dans la parabole de la maison en flammes, le père doit imaginer un stratagème pour les sauver. Il va leur faire croire qu’il est mort en voyage et c’est le choc causé par cette nouvelle, l’état d’abandon éprouvé alors qui amènent les fils les plus atteints au remède. Que signifie cette mise en scène de la mort ? D’une certaine façon, la partie versifiée qui suit, y répond.
Cette partie versifiée montre que la parabole du médecin, avec la ruse à laquelle il recourt, enseigne une vérité très profonde de la loi bouddhique : le Bouddha montre la mort et son propre décès afin que ses disciple éplorés recherchent davantage son enseignement, mais sans lui pour les guider. En fait continuellement il a enseigné, il enseigne et il enseignera la loi. Il demeure toujours présent. Ceux envers qui le stratagème de la mort est nécessaire sont comparables au second groupe des fils du médecin, ceux qui sont très intoxiqués, dont le jugement est complètement altéré et qui souffrent. Comme dans la parabole l’exhortation du Bouddha a prendre l’antidote ne les fait pas bouger, c’est l’absence définitive de leur père qui pourra vaincre une certaine forme de répulsion qu’ils éprouvent vis-à-vis du contrepoison. Remarquons également que l’agent vénéneux semble d'une nature assez indéterminée voire composite, le texte sanskrit dans la traduction qu'en donne Eugène Burnouf dit 'un breuvage ou un poison'. Bien souvent, comme Nichiren nous met en garde dans la Réponse à la nonne dame du moine Abutsu, c’est l’inadvertance, le fait de mélanger la doctrine bouddhique avec des notions qui n’ont rien à voir avec elle qui amène une confusion mentale impropre à la compréhension.
Le Sūtra dit : « Pour faire passer les êtres
J’ai usé comme moyen du nirvana
Alors qu’en réalité je ne suis pas en extinction »
(I do shujō ko / Hōben gen nehan/ Ni jitsu fumetsudo, 爲度衆生故 方便現涅槃 而實不滅度).
Pour préciser le sens du terme nirvana, ici il désigne la mort du Bouddha. À l’origine le mot sanskrit nirvā (निर्वा) signifie l’arrêt du souffle, de la respiration, signe manifeste du décès.
La mort du Bouddha ne serait donc qu’une apparence car il est censé avoir vaincu le cycle des morts et des renaissances. D’un autre point de vue, comme nous l’enseigne le chapitre de la longévité d’où cette parabole est issue, le Bouddha est perpétuellement présent à enseigner la loi : « Toujours j’enseigne la loi / instruisant et convertissant d’innombrables myriades d’êtres » (常説法敎化 無數億衆生, Jō seppō kyōke Mushū oku shujō).
Mais alors de quoi s’agit-il ? Quel est ce bouddha éternel et omniprésent que les êtres ne voient pas et qui pourtant enseigne toujours ? Nous comprenons bien qu’il ne peut être le bouddha historique qui est né et qui est décédé, même si cette mort est considérée comme le nirvana complet (parinirvāṇa). Différente réponses existent dans la doctrine bouddhique, notamment celle fournie par la théorie des trois corps. Le corps de dharma serait ce bouddha éternel et ce que les êtres perçoivent n’est que le corps de communication. Cette réponse, probablement juste, demeure pourtant un peu en retrait vis-à-vis de la problématique qu’expose la partie versifiée du chapitre de la longévité. D’une autre façon nous trouvons des éléments de réponse dans la Réponse à dame Nichinyo : « Ne recherchez pas ce gohonzon en quelque ailleurs. Il n'existe que dans la chair de nos poitrines où, nous les êtres qui gardons le Sūtra du lotus, nous récitons Namu Myōhōrenguékyō. Et cela est appelé la capitale de véritable ainsité du souverain de l'esprit, la neuvième conscience. » Au même titre que le gohonzon qui est la manifestation de l’apathique devenu le Bouddha, ne doit être recherché qu’en nous-même, non pas d’un point de vue spiritualiste, mais dans notre chair, dans notre existence physique, c’est également là que doit être recherché le Bouddha qui est le centre ultime de notre existence : la neuvième conscience, que nous portons toujours en nous et que nous devons éveiller. C’est pour cela que dans cette lettre de Nichiren il est précisé « … nous les êtres qui gardons le Sūtra du lotus, nous récitons Namu Myōhōrenguékyō ». Dans ce contexte, le bouddha éternel est qualifié ainsi car il est en chacun des vivants de la naissance à la mort tout au long des existences successives. Il est cette neuvième conscience qui ne peut être éveillée qu’en gardant le Sūtra du lotus et en récitant Namu Myōhōrenguékyō. L’éveil de cette conscience est ce qui est inscrit sur le gohonzon.
Mais pour ceux qui recherchent le Bouddha «extérieur », le surhomme, le grand sage, comme moyen c’est la mort qui leur est exposée. Le désarroi causé par le trépas du maître, le sentiment d’abandon vont les pousser plus avant dans leur recherche et ce, bien plus que s’ils avaient continué à recevoir respectueusement son enseignement. Nul doute également que le décès du maître les renvoie à leur propre mort et aux angoisses qui l’accompagnent. Ils vont passer du bouddhisme de l’effet à celui de la cause où ils vont devoir devenir acteur et créateur de leur propre existence. Et comme le répond le Bouddha à son fidèle disciple Ananda qui, plein de tristesse, lui demandait ce qu’il deviendrait après la disparition du maître aimé : « Tu seras ta propre lumière Ananda » .
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De même au début de l’éon, les végétaux abondaient ; le sage, considérant le principe attribua à la fleur de lotus le nom [que nous lui connaissons]. Cette plante correspondait à la simultanéité de la cause et de l’effet de la fleur de lotus de la loi merveilleuse. Aussi décida-t-il de la nommer "fleur de lotus".
Ce passage très étonnant réfère à l’origine des mots chinois, du moins dans la conception traditionnelle qu’en avaient les lettrés. Selon cette tradition l’invention de l’écriture serait dûe à Fuxi. Pour la Chine, l’invention du langage se concrétise dans celui de l’écriture. Rappelons que l’écriture chinoise consiste en idéogrammes ou pictogrammes qui utilisent une fonction symbolique pour représenter par des formes dessinées l’objet que l’on veut nommer. Du moins en est-il ainsi pour les idéogrammes les plus simples. Par la suite des idéogrammes plus complexes se sont élaborés par association de plusieurs idéogrammes simples constituant des idéogrammes complexes formés de plusieurs parties (droite et gauche, haut et bas) lesquelles peuvent avoir différents rôles : association de symboles, détermination par des clefs de certains registres de vocabulaire, par exemple la clef ++ pour signifier ce qui est du domaine du végétal, prononciation, etc. Ainsi le mot n’est-il pas seulement un son, ou une suite de sons, mais il est également une représentation visuelle de ce qu’il désigne. Au fil du temps ces représentations, qui se rapprochaient de formes dessinées, sont devenues plus géométriques et se sont standardisées. Ainsi l’écriture chinoise est plus figurative et moins abstraite que la nôtre.
Est-ce au mythique Fuxi, inventeur entre autre de l’écriture, que Nichiren fait allusion ici en disant ‘le sage’ ? Si ce n’est lui, c’est au moins la représentation d’un sage qui aurait eu un rôle très similaire. Il appela fleur de lotus une plante qui incarnait « la simultanéité de la cause et de l’effet de la fleur de lotus de la loi merveilleuse ». Nous avons ici une sorte de renversement, de basculement temporels. Si nous suivons le raisonnement du texte, avant que les choses aient eu un nom, il existait déjà, au moins pour le sage, un principe fondamental qui s’énonçait ‘fleur de lotus de la loi merveilleuse’ et dont l’un des principaux attributs était la simultanéité de la cause et de l’effet. Cette simultanéité n’est pas celle de la physique où la cause précède l’effet mais celle de la loi karmique telle que développée et mise en œuvre dans les dix Ainsi où c’est le processus karmique qui met en branle le temps.
Dans cette reconstruction, qui va au delà de la logique ordinaire, ce principe était déjà perçu par le sage qui le nommait « la fleur de lotus de la loi merveilleuse » (Myōhō rengué), et c’est en voyant la plante lotus avec les caractéristiques qui lui sont propres qu’il aurait décidé d’appeler ce végétal ‘fleur de lotus’.
Ici l’ordre de la succession temporelle et causale ordinaire est éclipsé par celui de l’importance. Le Sūtra du lotus ne tient pas son nom de la plante lotus mais c’est l’inverse… Le contenu du Sūtra et son Titre permettent à l’homme de devenir le Bouddha car nous ne sommes plus à l’époque pré-bouddhique où, pour certains, la contemplation d’un étang couvert de lotus l’eût permis.
Le titre du Sūtra révèle la signification de son texte. Nichiren dans une de ses lettres dit que prononcer une fois le Titre revient à lire la totalité du Sūtra. Toujours dans cette optique, le Titre révèle le sens profond du Sūtra qui lui d’ailleurs ne parle pratiquement pas de lotus, pas plus qu’il n’explicite la relation existant entre le titre du Sūtra qui mentionne explicitement la fleur de lotus, et le contenu du Sūtra.
Dans ce traité nous avons des relations multiples et croisées, des correspondances qui se nouent de façons diverses entre trois éléments :
- le Titre du Sūtra (Myōhō rengué kyō)
- la fleur de lotus (le végétal)
- le croyant qui incarne le Titre du Sūtra.
À la réflexion, ces trois éléments renvoient aux trois corps avec les relations suivantes :
- Titre du Sūtra : corps de dharma,
- fleur de lotus (le végétal) : corps de manifestation,
- le croyant qui incarne le Titre : corps de rétribution.
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On demande : « En ce cas, quelle phrase précisément explique la fleur de lotus en tant qu’incarnation ? »
Il est répondu : « Il s’agit de la phrase du chapitre des Moyens dite "l’aspect réel des dharma". »
La phrase dont il est question ici est celle du deuxième chapitre du Lotus. Pour Nichiren et les grands maîtres du Tiantai, elle est désignée sous le nom de "l’aspect réel des dharma" par référence au texte même du Lotus.
Si nous reprenons le passage en question, nous trouvons :
"Ce que le Bouddha a accompli
Est la loi première, rare et abstruse
Seulement de bouddha à bouddha
L'aspect réel des dharma est saisi dans son intégralité
Ce qui signifie que pour tous les dharma
Ainsi est l'aspect (如是相, nyoze sō, rúshì xiāng)
Ainsi est la nature (如是性, nyoze shō, rúshì xìng)
Ainsi est la corporéité (如是體, nyoze taï, rúshì tǐ)
Ainsi est l'énergie (如是力, nyoze riki, rúshì lì)
Ainsi est la production (如是作, nyoze sa, rúshì zuò)
Ainsi est la cause (如是因, nyoze in, rúshì yīn)
Ainsi est la condition (如是縁, nyoze en, rúshì yuán)
Ainsi est l'effet (如是果, nyoze ka, rúshì guǒ)
Ainsi est la rétribution (如是報, nyoze hō, rúshì bào)
Ainsi est l'égalite totale de l'origine et de la fin (如是本末究竟等, nyoze honmakkukyōtō, rúshì běnmòjiūjìngděng)"
Cette description est particulièrement énigmatique, d’autant plus qu’elle ne figure pas dans le texte original en sanskrit du Lotus mais seulement dans la traduction qu’en a donnée Kumārajīva vers le Ve siècle de notre ère. Chacun des éléments de cette liste est énoncé, précédé de la locution « ainsi est ». C’est-à-dire qu’entre celui qui parle et son interlocuteur, il y a un savoir commun qui fait qu’une description de l’aspect, de la nature, etc. n’est pas nécessaire. D’ailleurs n’est-il pas dit : « Seulement de bouddha à bouddha/ L'aspect réel des dharma est saisi dans son intégralité » ? Mais on parle ici de « Ce que le Bouddha a accompli » et ce que le Bouddha a accompli n’est pas accessible par les mots. Cela est qualifié comme étant une « la loi première, rare et abstruse », aspect réel des dharma.
Pourtant cette énumération de dix termes nous donne une piste. Une piste qui ne nous renverra pas à l’énoncé de théories conceptuelles mais à l’incarnation. La liste des dix termes révèle de façon détaillée le processus causal, - mais pas seulement -, car il s’applique à « L'aspect réel des dharma … dans son intégralité ». Il n’est pas là pour décrire la causalité d’un phénomène ou la vie d’une personne. C’est d’ailleurs une erreur souvent commise que d’illustrer ces dix Ainsi en donnant pour exemple des caractéristiques individuelles ou des faits marquants. D’une façon plus juste, on peut comprendre qu’ « Ainsi est » s’appliquerait à chacun des dix mondes et à l’ensemble qu’ils représentent. C’est de la sorte que les dix Ainsi interviennent dans le système global appelé la Une pensée trois mille.
Avant de tenter de comprendre l’Aspect réel des multiples dharma dans le prisme des dix Ainsi, examinons un peu ce système constitué de dix facteurs. Pour le détail de chacun d’entre eux on peut se reporter aux traités de Nichiren Le Principe d’Une pensée trois mille et Les dix Ainsi in Devenir le Bouddha, Éditions Arfuyen, 1993 ; et consulter également l’ entrée du Dictionnaire Miaofa consacrée à ce terme.
On peut regrouper les dix Ainsi par groupe de trois, le dernier d’entre eux ayant, comme nous le verrons, un rôle particulier.
Premier groupe :
Ainsi est l'aspect
Ainsi est la nature
Ainsi est la corporéité
Deuxième groupe :
Ainsi est l'énergie
Ainsi est la production
Ainsi est la cause
Troisième groupe :
Ainsi est la condition
Ainsi est l'effet
Ainsi est la rétribution
Le premier groupe est l’origine du processus. C’est une sorte d’unité atemporelle car, si tant est qu’il soit possible de séquencer si finement ce processus dynamique, avant même que la causalité se mette en œuvre, chacun des dix mondes a des caractéristiques qui se dévoilent à la fois en tant qu’aspect, que nature et que corporéité.
Le deuxième groupe montre la genèse du processus causal.
L’énergie est définie dans l’Arrêt et examen comme étant le premier élément d’un processus qui va de la potentialité à l’actualisation : « L’énergie c’est la potentialité qui devient processus ».
Elle aboutit par les transformations qu’elle implique à ce qui est appelé ici la production. La cause est d’ordre mental, c’est-à-dire que jusqu’à son accomplissement, elle vient résider dans la conscience (la huitième). Toujours selon l’Arrêt et examen, la cause est ce que nous appelons karma.
Le troisième groupe montre la transformation jusqu’à l’actualisation et à son aboutissement.
La rencontre de la cause avec la condition permet qu’elle passe à un état d’actualisation, c’est-à-dire de manifestation dans la réalité et donc une transformation de celle-ci qui est appelée l’effet, lequel est un aboutissement où la cause disparaît en faisant apparaître la rétribution.
Il reste le dernier et dixième de ces dix Ainsi : Ainsi est l'égalité totale de l'origine et de la fin. En fait ce dernier terme est une réflexion sur les neuf précédents. Le procédé est extrêmement rare pour les différentes listes que les maîtres du bouddhisme ont établies et il mérite d’être remarqué. Généralement lorsque nous avons une énumération, - par exemple les dix mondes -, nous avons une liste de dix termes et non pas neuf plus un où, comme ici, le dernier est une indication qui concerne les neuf premiers …
Pour comprendre ce que représentent ‘l'origine et la fin’, nous avons essentiellement deux interprétations.
La première d’entre elles, la plus courante, celle que l’on trouve généralement dans la plupart des textes, désigne pour origine le premier terme de la liste : ainsi est l’aspect, et la fin comme étant le neuvième terme de la liste : ainsi est la rétribution. L’‘égalité totale’ dont il est question ici concerne la totalité des neuf premiers Ainsi.
On peut s’interroger sur la signification de ce dixième Ainsi. Au moins d’un point de vue littéral, il nous signifie qu’aucun des neuf termes n’est à privilégier vis-à-vis des autres. Il nous montre également la continuité du processus, comme les maillons d’une chaîne : ce sont l’ensemble des maillons qui constituent la chaîne. Tout le processus repose sur le fait que chacun de ces neuf facteurs entraîne le suivant.
Selon la deuxième interprétation de l’origine et de la fin, l’origine indique les trois premiers Ainsi et la fin les sept suivants. Nous trouvons cette compréhension notamment dans le traité de Nichiren Les dix Ainsi (Devenir le Bouddha, Éditions Arfuyen, 1993, page 25). Je ne pense pas que ces deux interprétations soient opposées, elles témoignent plutôt d’une différence de compréhension : la première est plus simple et plus explicative ; la seconde développe une vue plus profonde. Les trois premiers Ainsi : aspect, nature, corporéité montre les dharma selon la triple vérité, ‘aspect’ manifeste la vérité du provisoire, ‘nature’ celle de la vacuité et ‘corporéité’ la vérité du milieu. Ces trois premiers Ainsi sont donc une représentation des dharma lesquels se manifestent sous la forme d’un aspect extérieur, d’une nature intérieure et qui existent réellement comme étant, les deux à la fois, une corporéité. On peut, par exemple, appliquer cette matrice de compréhension à chacun des dix mondes. Mais si l’on s’arrêtait là, nous aurions une vue comparable à un cliché photographique c’est-à-dire arrêtée dans le temps. La liaison avec les sept Ainsi suivants, dont ‘ainsi est l’énergie’ est le maillon de jonction, déclenche en quelque sorte la temporalité karmique : énergie -> production -> cause -> condition -> effet -> rétribution -> égalité totale de l'origine et de la fin. On peut toutefois se demander la raison d’être du dernier Ainsi : l’ égalité totale de l'origine et de la fin, puisque la rétribution est l’achèvement d’un processus karmique. À la lecture du traité de Nichiren Les dix Ainsi, on a l’impression qu’il constitue une étape supplémentaire : « Le début [origine], l’aboutissement [fin] et le principe qui est en nous-mêmes ne formant qu’une seule et même inconcevable chose, il est donc enseigné l’ égalité totale de l'origine et de la fin. »
Ce dernier des dix Ainsi renvoie donc à ‘une seule et même inconcevable chose’ qui comprend en plus des trois premiers et des sept Ainsi suivants le ‘principe qui est en nous-mêmes’. De la sorte il permet de faire déboucher les neuf premiers Ainsi, au terme de leur processus, sur une dimension globalisante : « … dès lors pas un dharma, même un cheveu, n’apparaît, en fonction du bien ou du mal, au dehors de notre cœur et de notre corps. »
Nous commençons à approcher la raison pour laquelle, à la question « … quelle phrase précisément explique la fleur de lotus en tant qu’incarnation ? », il est donné pour réponse : « Il s’agit de la phrase du chapitre des Moyens dite "l’aspect réel des dharma". »
Comme nous l’avons vu cette phrase désignée selon les mots du Sūtra par l’expression "l’aspect réel des dharma" est celle des dix Ainsi.
Bien que 15 ans séparent ce traité sur la signification de l’incarnation (1273) de celui des dix Ainsi (1258), on doit remarquer la cohérence et la constance de la doctrine de Nichiren tout au long de ces années.
Si l’on revient au traité sur les dix Ainsi, nous trouvons pour cette phrase : « Le Sūtra enseigne que notre corps a toujours été l’Ainsi-venu de l’éveil originel aux trois corps en un seul en ces termes : “ ainsi est l’aspect, ainsi est la nature, ainsi est la corporéité, ainsi est l'énergie, ainsi est la production, ainsi est la cause, ainsi est la condition, ainsi est l'effet, ainsi est la rétribution, ainsi est l'égalité totale de l'origine et de la fin.” » (Devenir le Bouddha, Éditions Arfuyen, 1993, page 23). Et maintenant il nous est dit que c’est cette même phrase “ … qui constitue le corps de ce sūtra." Il y a donc une adéquation parfaite entre « … notre corps a toujours été l’Ainsi-venu de l’éveil originel… » du traité des Dix Ainsi et « … cette phrase serait désignée comme étant celle de la fleur de lotus en tant qu'incarnation … » du traité de la Signification de l'incarnation.
« … notre corps a toujours été l’Ainsi-venu de l’éveil originel… ». Pourquoi ne pas l’admettre ? Pourquoi ne pas se fier à ce que dit Nichiren ici ? Il suffit d’un peu de foi, c’est-à-dire de confiance, pour accepter le fait que notre corps est l’incarnation du Bouddha. C’est ce que désigne le principe ce corps devient le Bouddha. Dans les Écrits de Nichiren, sous différentes formes, cette conviction est exprimée tant et tant de fois. Nous pouvons nous efforcer de le croire et dès lors, pour les dix Ainsi, commencer de percevoir ce qui est désigné précisémment par le terme ‘ainsi’ et ce, pour chacun d’entre eux.
*
… les érudits de notre époque l'occultent et n’en révèlent pas le nom.
D’une façon tout à fait rare dans les traités de Nichiren, cette phrase ainsi que la suivante figurent dans une police de caractères plus petite et chacune sur une colonne, côte à côte. Elles se détachent très bien du reste du texte de la page. Comme on ne peut pas se référer à l’original, qui n’existe plus, on ne peut qu’émettre des hypothèses sur la raison de cette typographie. On se demande si ce n'est pas un ajout ultérieur à la rédaction initiale du traité ou une sorte de note, de commentaire. Ces deux phrases permettent d'orienter la lecture car sans elles la suite serait assez difficilement compréhensible. En effet les arguments qui viennent ensuite à propos de passages du Sūtra du lotus qui témoigneraient de l'incarnation : les trois corps du chapitre du précieux stupa, les bodhisattva surgis de la terre, la fille dragon, les trente-quatre corps de Son-Merveilleux ou les trente-trois de Contemplateur des Sons, ces thèses ne sont pas celles de Nichiren qui lui ne retient que le passage sur les dix Ainsi du chapitre des Moyens et la phrase du chapitre Pouvoirs miraculeux de l’Ainsi-venu qui commence par « La totalité des lois que l’Ainsi-venu possède …». De plus, selon les éditions cette cartouche qui semble avoir été ajoutée (par Nichiren ? par le destinataire ? par un copiste ?) ne figure pas au même endroit dans le texte... Comme c’est généralement le cas, j’ai suivi le Showa teihon et je l’ai donc fait figurer avant les exemples que donne Nichiren à propos des affirmations des "érudits de notre époque". Dans la continuité du raisonnement c’est ce qui semble le plus logique.
Au moins, les érudits du temps de Nichiren avaient des idées, - quand bien même originales - , sur les phrases du Sūtra du lotus qui pourraient être l’incarnation de la fleur de lotus. Toutefois, Nichiren perçoit en eux une mauvaise sagesse, ils « l'occultent et n’en révèlent pas le nom ». C’est-à-dire que certains parmi eux sauraient mais se tairaient.
Notre époque est probablement aussi peu éclairante sur ce point. Il est vraiment rare de rencontrer et de pouvoir suivre l’enseignement d’une personne qui a quelque connaissance de la loi bouddhique et qui est capable de mettre en œuvre une forme de pédagogie. Selon les courants, c’est plutôt une vague religiosité qui est promue et bien trop souvent, nous trouvons en plus diverses théories qui ramènent le bouddhisme au niveau des raisonnements des six voies. Il est donc bien appréciable de pouvoir revenir à l’enseignement des textes eux-mêmes et de rencontrer ceux que l’on appelle ‘amis du bien’.
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Nichiren, pour sa part, s’en tient à la phrase du chapitre des Moyens et à celle [qui commence par] « La totalité des lois que l’Ainsi-venu possède …» du chapitre Pouvoirs miraculeux de l’Ainsi-venu.
Après avoir exposé quelques interprétations erronées des érudits de son temps quant à l’identification de la phrase du Sūtra qui désignerait l’incarnation de la fleur de lotus, nous lisons ici une nouvelle opinion de Nichiren qui ajoute à la phrase où sont énumérés les dix Ainsi une autre citation issue elle du 21e chapitre.
Pourtant ce qui était dit précédemment était parfaitement clair et manifeste et semblait suffisant :
On demande : « En ce cas, quelle phrase précisément explique la fleur de lotus en tant qu’incarnation ? »
Il est répondu : « Il s’agit de la phrase du chapitre des Moyens dite "l’aspect réel des dharma". »
Qu’est-ce que la phrase du chapitre des Pouvoirs miraculeux ajoute de plus ?
En fait, si l’on observe bien, dans ce traité nous avons un curieux mouvement de la pensée que l’on peut voir à l’œuvre depuis le début. Dans le processus même du raisonnement, il y a tout d’abord une assertion franche et globalisante puis, ensuite, un développement explicatif, une réflexion qui, d’une certaine façon apporte une limitation assez insidieuse à l’affirmation initiale. Par exemple :
On demande : « S’il en est ainsi, doit-on dire que nous-mêmes ainsi que tous les êtres nous sommes le corps intégral de la loi merveilleuse ? »
Il est répondu : « Oui, c’est certain… »
Mais un peu plus loin :
« Tous nos contemporains bien que nombreux ne se répartissent qu’en deux types : les hommes des enseignements provisoires et ceux du véritable enseignement. Ainsi les croyants des enseignements provisoires et des Moyens tel l’amidisme ne peuvent être qualifiés de corps de la fleur de lotus de la loi merveilleuse. »
La contradiction est évidente mais elle est aussi féconde en enseignements. En effet, la première assertion (nous-mêmes ainsi que tous les êtres nous sommes le corps intégral de la loi merveilleuse) se situe au niveau du principe. Pour celui qui entend cela pour la première fois, s’il adhère à cette proposition, sa vue s’élargit et il entrevoit les principes fondamentaux du bouddhisme.
Ensuite quelques éléments nouveaux sont amenés notamment la notion de l’égarement-éveil qui elle-même repose sur une forme de contradiction vis-à-vis de la logique commune ou des formes de bouddhisme pré-Lotus. Normalement l’égarement est un antonyme de l’éveil, c’est pour fuir l’égarement que l’on recherche la sagesse qui doit permettre d’atteindre l’éveil. Mais la vision du bouddhisme est bien plus profonde et complètement paradoxale vis-à-vis de la sagesse commune : « Bien que duelles ces deux lois de l’égarement et de l’éveil, sont pourtant le principe unique de la véritable ainsité de la nature de la loi ».
Le texte de ce traité ne cesse de rebondir sur ce type d’antagonismes qui en fait assument une fonction essentielle dans la construction du récit. Nous ne sommes pas dans le domaine philosophique occidental mais dans celui de la foi et de l’éveil. Nous n’avons pas affaire au mécanisme philosophique, - thèse, antithèse, synthèse -, mais à une suite de propositions antagoniques qui se déroulent au fil des pages pour amener une clarté de la vision toujours plus précise. Ce processus n’est pas sans rappeler la constitution du vivant.
La loi bouddhique serait tellement plus compréhensible si sa démarche n’était pas fondée sur ces antagonismes constructeurs qui peuvent s’enchaîner à l’infini… - mais ce ne serait pas la loi merveilleuse. C’est pourquoi également il est particulièrement réducteur – voire trompeur - de citer partiellement ce type de textes car, pour reprendre notre exemple précédent, si l’on se contente de déclarer la proposition initiale « nous-mêmes ainsi que tous les êtres nous sommes le corps intégral de la loi merveilleuse » quelque part on passe sous silence les nuances qui viennent préciser, mais aussi altérer ou dévier l’énoncé premier.
En plus de cette démarche si particulière, quelques arguments viennent conforter le recours à la phrase du chapitre des Pouvoirs miraculeux.
Tout d’abord, dans la présentation synoptique traditionnelle que l’École Tiantai donne du Sūtra du lotus pour le chapitre des Moyens, la phrase qui comprend les dix Ainsi fait partie de ce que l’on appelle ‘l'Ouverture sommaire des trois et la révélation de l'unique’ (略開三顕一, Ryakukaisan kenichi). Selon ce principe, on ouvre (on rend compréhensibles) sommairement (en gros) les trois (c’est-à-dire les trois véhicules antérieurs à l'exposé du Lotus) et qui sont les enseignements destinés aux auditeurs, aux éveillés solitaires et aux bodhisattva, pour révéler ce qui est essentiel : le Véhicule unique du Sūtra du lotus. Ce n’est que lorsque le Bouddha décide, suite aux nombreuses demandes de Shariputra, de révéler pleinement le Véhicule unique qu’a lieu ‘l'Ouverture intégrale des trois et la révélation de l'unique’ qui signifie ouvrir pleinement (en grand) les enseignements destinés aux trois véhicules pour révéler ce qui est unique : le véhicule du Bouddha.
Ainsi la phrase de l’aspect réel des dharma fait partie de l’ouverture sommaire ; en outre elle se trouve dans la première moitié du Lotus dite la doctrine empruntée qui est préparatoire à ce que l’on appelle la doctrine originelle. Majorer l’argument avec une phrase extraite de la seconde moitié, celle de la doctrine originelle prend donc ici tout son sens.
Dans le chapitre des Pouvoirs miraculeux, le Bouddha déclare qu’exposer lesdits pouvoirs est une tâche impossible car ils sont inconcevables et innombrables. Néanmoins, pour en dire l’essentiel il déclare que : « La totalité des lois que l’Ainsi-venu possède, la totalité des pouvoirs miraculeux et souverains de l’Ainsi-venu, la totalité des corbeilles des mystères de l’Ainsi-venu, la totalité des faits très profonds de l’Ainsi-venu, toutes en ce Sūtra sont révélées et exposées. » (如來一切所有之法。如來一切自在神力。如來一切秘要之藏。如來一切甚深之事。皆於此經。宣示顯説。MHRGK p 581, JNR p 337, Burnouf p 236).
Ainsi l’ensemble de l’expérience et du savoir du Bouddha se trouve ‘condensé’ dans le texte du Sūtra. De ce fait, se familiariser, intégrer et adhérer au texte même du Sūtra permet d’en devenir en soi-même l’incarnation. Donc cette phrase du chapitre des Pouvoirs miraculeux ne démérite pas du tout pour « explique[r] la fleur de lotus en tant qu’incarnation ».
À propos de cette phrase, comment ne pas évoquer ce que l’on appelle les quatre stances que l’on trouve un peu plus loin dans le chapitre des Pouvoirs miraculeux, vers la fin de la partie versifiée et qui justement décrivent l’action de ceux-là qui croient et adhèrent à la signification du Sūtra :
« Ceux qui peuvent garder ce sūtra
Des significations des dharma
Des termes et des locutions
A les expliquer auront joie inextinguible
Comme le vent dans l'espace
sans aucune entrave
Après l'extinction de l'Ainsi-Venu
Des sūtra prêchés par le Bouddha
Ils discerneront causes et conditions et successions
Selon les significations, ils enseigneront le véridique
Tout comme les clartés du soleil et de la lune
Défont les ténèbres
Ces personnes iront par le monde
Et sauront dissiper l'obscurité des êtres
Ils enseigneront d'innombrables bodhisattva
Qui prendront demeure définitive dans le véhicule unique »
Ces quatre stances montrent l’attitude et l’action de ceux-là qui s’efforceront de sonder « La totalité des lois que l’Ainsi-venu possède, la totalité des pouvoirs miraculeux et souverains de l’Ainsi-venu, la totalité des corbeilles des mystères de l’Ainsi-venu, la totalité des faits très profonds de l’Ainsi-venu ... »
Dans La Formulation du secret de la transmission à Pratique-Supérieure des trois grandes lois ésotériques Nikkō les cite et montre le rapport que chacune des expressions qui les compose entretient avec la doctrine profonde. Remarquons également que ces quatre stances sont appelées ‘stances de la signification des dharma’ (Oshohōshigi ge, 於諸法之義偈), nom dont la similitude avec celui de l’énumération des dix Ainsi, "l’aspect réel des dharma" est manifeste.
*
À propos de celle-ci [la phrase du chapitre des Pouvoirs miraculeux « La totalité des lois que l’Ainsi-venu possède …»], le grand maître du Tiantai la sélectionna dans son exégèse des cinq catégories de [significations] occultes du Sūtra. Il appert donc que cette phrase est assurément la preuve véritable.
Zhiyi que Nichiren désigne ici sous son nom honorifique de ‘grand maître du Tiantai’ a effectué un travail d’analyse et de classement des sūtra bouddhiques unique. Le canon bouddhique comporte des centaines de sūtra, de traités, de commentaires. Rien qu’en langue chinoise, nous trouvons dans le Taishō Issaikyō (大正一切經) le Canon bouddhique de l’ère Taishō (1912 - 1926) 2184 ouvrages. Et encore cette liste recense essentiellement les ouvrages du Grand Véhicule.
En son temps, au VIe siècle de notre ère, Zhiyi a voulu classifier les très nombreux sūtra selon divers critère, notamment les cinq périodes et les quatre enseignements.
Il faut dire que la multitude des sūtra rendait le message du Bouddha assez confus. De très nombreux sūtra sont des œuvres très apocryphes, rédigées plusieurs siècles après les faits qu’elles sont censées relater. Le bouddhisme a insufflé une vitalité extraordinaire qui s’est traduite de façon multiforme durant des siècles et des civilisations différentes au travers d’œuvres littéraires, sculpturales, architecturales, etc.
Zhiyi a compris la nécessité de mettre de l’ordre dans tout cela faute de quoi, avec le passage du temps, le message du bouddhisme deviendrait parfaitement incompréhensible et sombrerait dans la confusion de la diversité de ses sources. De là les critères de classification qu’il a inventés et promus et qui reposent sur une sorte de prescience de ce qu’est vraiment la doctrine bouddhique. Doté d’une intelligence exceptionnelle et de clairvoyance, il sut s’orienter avec sûreté dans la forêt des textes.
Du passage, cité ci-dessus du chapitre des Pouvoirs miraculeux, « La totalité des lois que l’Ainsi-venu possède, la totalité des pouvoirs miraculeux et souverains de l’Ainsi-venu, la totalité des corbeilles des mystères de l’Ainsi-venu, la totalité des faits très profonds de l’Ainsi-venu, toutes en ce Sūtra sont révélées et exposées. », il déduit les cinq catégories de significations occultes qui peuvent s’appliquer à tous les sūtra et fournir des éléments de compréhension éclairants quant à la signification et à l’importance des textes considérés. Il ne s’agit pas simplement d’une grille de lecture car ces cinq catégories font appel à un savoir des ‘significations occultes’ qui ne peut être fourni que par la compréhension préalable de l’intention du Bouddha. Cette compréhension est ensuite confrontée, selon ces cinq catégories, aux sūtra qui ont été rédigés ou traduits par de multiples auteurs.
Pour que le lecteur occidental comprenne bien, nous sommes ici dans cette confrontation avec la masse, énorme et proliférante dans le temps, des textes bouddhiques à un rapport complètement différent à celui qui existe dans la tradition occidentale vis-à-vis du texte sacré, notamment le plus ancien et le plus répandu parmi eux la Bible.
Si nous prenons la Bible, même en y incluant le Nouveau Testament, nous avons un texte dont la rédaction s’étend sur environ 2 000 ans, (d'Abraham – 1 900 à l’Apocalypse, premier siècle). Selon les éditions, tout ce matériau peut tenir en un unique ouvrage, réalisé sur un papier très fin (le fameux papier bible) et qui compte environ 2500 pages par exemple pour la remarquable traduction d’André Chouraqui (Éditions du Cerf, 2019).
En comparaison, la masse des sūtra du bouddhisme s’est constituée en un peu moins de mille ans, soit moitié moins que la Bible, et constituerait une énorme bibliothèque de quelques milliers d’ouvrages… Cela reflète l’imagination et la créativité de tant d’auteurs et de traducteurs. Mais c’est également une prolifération déraisonnée qui rend le message totalement confus. C’est pourquoi la volonté de Zhiyi de créer une hiérarchie et des catégories a été essentielle ; l’idée étant de parvenir à ordonner cette masse selon des critères croisés, – le contenu des textes, l’époque dans l’existence du Bouddha à laquelle ils se rattacheraient, etc.
En ce qui concerne nos cinq catégories de significations occultes, elles sont apparues à Zhiyi à la lecture du passage du chapitre des Pouvoirs miraculeux que Nichiren cite ici, ce sont :
1. la compréhension du titre (釋名, shakumyō, shìmíng),
2. le discernement de la substance (辯體, bentai, biàntī) c'est-à-dire pouvoir dégager le principe essentiel du sūtra en question,
3. la clarification de l'intention (明宗, myōshū, míngzōng) c'est-à-dire préciser l'application religieuse du sūtra,
4. la discussion sur l'usage (論用, ronyū, lùnyòng), discussion quant à l'efficace et aux bienfaits du sūtra considéré et
5. l'examen distinct des enseignements (判教, hankyō ou hangyō, pànjiào) contenus dans le sūtra considéré.
Ces cinq critères sont exposés par Zhiyi dans son ouvrage Le Sens occulte de la Fleur de la loi et lui auraient été suggérés par la phrase du chapitre des Pouvoirs miraculeux : « La totalité des lois que l’Ainsi-venu possède, la totalité des pouvoirs miraculeux et souverains de l’Ainsi-venu, la totalité des corbeilles des mystères de l’Ainsi-venu, la totalité des faits très profonds de l’Ainsi-venu, toutes en ce Sūtra sont révélées et exposées. », de la façon suivante : la totalité des lois que l'Ainsi-venu possède (titre), la totalité des pouvoirs miraculeux et souverains de l'Ainsi-venu (usage), la totalité des corbeilles des mystères de l'Ainsi-venu (substance), la totalité des faits très profonds de l'Ainsi-venu (intention) enfin, le dernier critère, celui de l'enseignement, nécessite de prendre en compte la totalité du Lotus de façon comparative avec les autres sūtra comme le suggère la phrase qui suit « toutes en ce Sūtra sont révélées et exposées »
Nous avons donc la table de concordance suivante :
1. totalité des lois que l’Ainsi-venu possède -> compréhension du titre
2. totalité des pouvoirs miraculeux et souverains de l’Ainsi-venu -> discussion sur l'usage
3. totalité des corbeilles des mystères de l’Ainsi-venu -> discernement de la substance
4. totalité des faits très profonds de l'Ainsi-venu -> clarification de l'intention
5. toutes en ce Sūtra sont révélées et exposées -> examen distinct des enseignements
L’ordre chronologique de la phrase du Sūtra n’est pas exactement le même que celui de l’énoncé des cinq catégories de significations occultes : seules les première et cinquième correspondent au début et à la fin des termes de la phrase sans que cela ne gêne spécifiquement la compréhension, - ou l’application, car le but est d’utiliser cette grille d’analyse sur les sūtra pour en faire apparaître le sens profond.
Pour Zhiyi, ces cinq catégories appliquées au Sūtra du lotus en révèlent la prééminence. Pour nous, nous avons donc à mener un travail de réflexion quant au Sūtra en appliquant ces cinq catégories, ce qui revient à un travail de :
1. compréhension du Titre. Notamment au début de la Transmission orale sur les significations mais aussi dans de très nombreux traités et lettres de Nichiren l’importance essentielle de Myōhō rengué kyō est révélée.
2. Discernement de la substance. Il s’agit là de considérer la totalité du texte d’un sūtra pour en dégager tous les principes fondamentaux.
3. Clarification de l’intention c’est-à-dire de l’intention religieuse, - quelles sont les transpositions dans la pratique religieuse qui peuvent être effectuées à partir du sūtra considéré ? On voit bien dans le cadre du Sūtra du lotus l’importance d’une application appropriée dans le rituel quotidien. Par exemple, sur ce sujet, en réponse à une question, j’avais donné quelques éclaircissements à propos de la nécessité de réciter la partie Seo du chapitre des Moyens. C’est un sujet qui est souvent minoré que de comprendre la forme de rituelle que Nichiren prônait en son temps.
4. Discussion sur l’usage. Quels sont les mérites et vertus dont le sūtra considéré prétend proposer ? À quel titre et selon quelles modalités ? Ce sont des questions importantes et qui doivent être débattues.
5. Examen distinct des enseignements. Il s’agit de juger les enseignements propres au sūtra considéré notamment en regard de la compréhension des doctrines bouddhiques.
Ainsi, nous avons là une grille de lecture très fine et multi critères qui demande une bonne connaissance du bouddhisme et une réflexion personnelle très approfondie. Conjointement avec les autres systèmes de distinction des enseignements créés par Zhiyi tels que les cinq périodes ou les quatre enseignements, elle permet de s’orienter dans la masse des textes bouddhiques.
Il n’est donc pas exagéré de dire qu’en son temps Zhiyi a sauvé la loi bouddhique. Celle-ci sombrait dans la prolifération des doctrines, des textes apocryphes relatifs aux prêches du Bouddha et des sectes. Plus personne ne pouvant avoir une vue globale suite à ce foisonnement ; les croyants se ralliaient à tel ou tel courant selon leurs inclinaisons personnelles, leur histoire ou des facteurs divers. Comme c’est le cas lorsqu’une telle profusion se développe, la compréhension fondamentale s’était amenuisée et des courants assez hétérodoxes, voire à tendances magiques, émergeaient. Zhiyi, en plus de ces systèmes de classification des sūtra, avait une compréhension véritablement exceptionnelle, laquelle lui a permis de mettre en valeur les pratiques religieuses adaptées à son époque et un corpus doctrinal original et diversifié, dans lequel nous trouvons notamment le concept d’Une pensée trois mille. Nichiren, lui-même formé dans la tradition du Tendaï, a repris ce fonds doctrinal et, pourrait-on dire, l’a actualisé au travers d’une pratique fondamentale et d’un enseignement développé et complet.
*
Il réside en ce que cette phrase nous enseigne du legs de l’incarnation des cinq caractères fondamentaux confié aux bodhisattva surgis de la terre, proches féaux du vénéré Shakya dès l’origine.
Dans cet extrait Nichiren reprend la fameuse phrase du chapitre des Pouvoirs miraculeux mais dans une autre optique, celle de son rapport avec les bodhisattva surgis de la terre au chapitre XV du Lotus. Ce chapitre est le premier chapitre de la deuxième moitié du Sūtra du lotus, celle dite la doctrine originelle et ces bodhisattva, de par les liens qu’ils ont avec le bouddha éternel et la mission qui leur est impartie, forment une sorte de fil conducteur dans le récit, du moins jusqu’au chapitre de la Passation, chapitre qui concluait probablement une version primitive du Lotus.
Dès le chapitre Vision du précieux stupa la question est posée qui sera capable de propager le Sūtra du lotus dans la mauvaise période de la fin de la loi ? Ou pour reprendre les termes employés qui a reçu le legs de l’incarnation des cinq caractères fondamentaux qui sont le Titre du Lotus ? C’est quatre chapitres après, au chapitre Surgis de la Terre, que la réponse est donnée. Des bodhisattva ont été formés par le Bouddha depuis d’innombrables éons et ce sont eux qui sauront enseigner et propager le Lotus dans les âges mauvais. Évidemment cette déclaration remplit de stupeur l’assistance qui ne comprend pas comment depuis l’éveil du Bouddha il aurait eu le temps de former ces innombrables disciples que personne dans l’assistance ne connaît. Le chapitre suivant, qui est le cœur du Lotus, dévoile le véritable bouddha au delà du bouddha historique, celui qui est l’Éveillé depuis l’origine. C’est lui qui a enseigné les bodhisattva surgis de la Terre depuis un passé immémorial. Ces bodhisattva sont donc les légataires du Lotus. Nous avons dans ce récit une distorsion et une forme de télescopage du temps, - ou des temps -. Distorsion en ce sens où durant le chapitre XVI il est fait appel à des durées de temps pratiquement impossibles à se représenter, notamment avec la parabole de celui qui réduirait en particules un nombre immense de mondes tricosmiques et qui, après avoir parcouru une distance considérable (des milliards de royaumes) dépose une à une chacune de ces particules. Pour épuiser de la sorte toutes les particules qu’il a tirées de la réduction initiale du grand nombre de mondes, il aura parcouru une distance inimaginable sur une (presque) infinité de mondes. Si ces mondes eux-mêmes étaient réduits en atomes on obtiendrait une quantité démesurée d’atomes. Or le nombre d’éons passés depuis que le Bouddha a obtenu l’éveil est bien plus grand encore que le nombre d’atomes résultant de cet exemple…
L’effet de télescopage, lui, est rendu par la confrontation de ces durées avec la perception des bodhisattva qui forment une partie de l’auditoire de l’assemblée devant laquelle le Bouddha s’exprime. À plusieurs reprises on devine la stupéfaction, l’incompréhension de l’auditoire face à cela qui leur est raconté. Parfois, cette sidération s’exprime même d’une façon assez humoristique notamment lorsque Maitreya fait remarquer que c’est aussi invraisemblable que si un homme jeune, de vingt-cinq ans par exemple, montrait un vieillard très âgé en déclarant « voici mon fils ».
Mais nous ne devons pas simplement nous en amuser et croire que, comme avec les contes pour enfants, dès lors que nous croyons posséder une clef du récit, une moralité, nous sommes beaucoup plus malins que le jeune public auquel ces histoires sont destinées.
En fait c’est le décalage complet qui existe entre le bouddhisme ‘normal’ et l’enseignement du Lotus qui apparaît ici. Les deux ne sont pas compatibles. Ils peuvent être comparés, discutés, mais ne peuvent pas se rencontrer. C’est l’incompatibilité fondamentale qui se manifeste entre le monde de la sagesse discursive et celui de l’Éveil, entre celui de la religiosité et la foi. La foi c’est croire ce qui est impensable. Croire ce qui est probable c’est de la prédiction ou de la conjecture plus ou moins rationnelle. Croire pour obtenir ce qui nous semble désirable c’est de l’espérance. Mais croire ce qui n’est pas concevable, ce qui est au delà des mots, - à savoir que depuis l’origine nous sommes le Bouddha -, ne peut relever que de la foi : « Cela nous est enseigné dans les paroles du Bouddha selon lesquelles notre corps s’avère être le Sūtra du lotus et le Sūtra du lotus notre corps. Notre corps se révèle être l’Ainsi-venu de l’éveil originel aux trois corps en un » (Nichiren, Devenir le Bouddha, Éd. Arfuyen, 1993, page 27).
Cet aspect paradoxal apparaît également dans le titre du chapitre dont Nichiren, et avant lui les fondateurs du Tiantai, ont relevé la phrase ici citée : les Pouvoirs miraculeux de l’Ainsi-venu. L’expression pouvoirs miraculeux peut également se traduire par ‘pouvoirs divins’. C’est le sens du caractère jin (神, shén) que de désigner ce qui est de l’ordre du divin, de l’âme, de l’énergie, etc. Rappelons que l’Ainsi-venu étant la première des dix épithètes honorifiques servant à désigner un bouddha, le monde des bouddha (dixième monde) se situe bien au delà du monde des dieux (sixième monde). En ce cas, quel peut être le sens d’attribuer à l’Ainsi-venu des pouvoirs d’ordre divin comme l’énonce le titre de ce chapitre du Lotus ?
Dans le paragraphe de la Transmission orale sur les significations consacré au titre de ce chapitre Nichiren explicite cette ambiguïté. Il commence par dire que ce Myōhōrenguékyō qui figure au début du titre de ce chapitre ne réfère pas à la loi merveilleuse du bouddha Shakyamuni mais à celle qui a été léguée au boddhisattva Pratique-Supérieure lors du XVe chapitre du Lotus et dont il a ensuite la responsabilité. Les pouvoirs divins étaient déjà évoqués dans le chapitre XVI, le suivant, de la sorte : « Ce que sont les pouvoirs secrets et divins de l’Ainsi-venu » (如來秘密 神通之力, MHRGK p 496, JNR p 281, Burnouf p 191). Il y a donc une continuité du récit qui court du chapitre XV au chapitre XXII Passation et qui concerne le futur de la loi bouddhique après le décès du Bouddha et plus particulièrement dans la mauvaise période qui voit la Fin de la loi. Ce récit concerne donc la mission de Pratique-Supérieure, personnage souvent identifié à Nichiren lui-même. Or c’est ce bodhisattva qui est chargé de la propagation de la loi durant l’ère mauvaise. Nous comprenons mieux le commentaire de Nichiren lorsqu’il précise que le détenteur et le maître de la loi bouddhique depuis le chapitre XV, qui voit l’apparition de Pratique-Supérieure et des siens, et pour la période de la Fin de la loi est bel et bien ce bodhisattva. Les pouvoirs secrets et divins du chapitre XVI sont d’une certaine façon dévoilés dans ce chapitre XXI : « La totalité des lois que l’Ainsi-venu possède, la totalité des pouvoirs miraculeux et souverains de l’Ainsi-venu, la totalité des corbeilles des mystères de l’Ainsi-venu, la totalité des faits très profonds de l’Ainsi-venu, toutes en ce Sūtra sont révélées et exposées. »
Plus loin, toujours dans ce même article de la Transmission orale sur les significations, Nichiren nous signifie que ces pouvoirs miraculeux sont les forces (pouvoirs) et esprits (divins) des cinq caractères de Myōhōrenguékyō. Ce « fait que maintenant Nichiren et les siens récitent Namu Myōhōrenguékyō, ce Titre... doit être considéré comme celui d’après l’extinction [du Bouddha ]». Plus loin encore dans ce paragraphe Nichiren nous dit que dans le titre de ce chapitre l’expression Ainsi-venu finalement désigne tous les êtres.
Nous avons donc ici tous les éléments pour tenter de saisir pourquoi il est attribué à l’Ainsi-venu des pouvoirs d’ordre divin. En reprenant quelques-uns des éléments cités, nous pouvons donc comprendre que l’Ainsi-venu dont il est question ici c’est Nichiren et les siens, et si nous poussons jusqu’à la précision qu’il nous donne ensuite, il s’agit de tous les êtres dont finalement ‘les siens’ sont les représentants actifs. Dès lors il est question pour ‘les siens‘ de révéler les pouvoirs divins et l’on comprend mieux l’importance extrême qui est attachée par Nichiren à cette phrase du chapitre XXI « legs de l’incarnation des cinq caractères fondamentaux confié aux bodhisattva surgis de la terre ».
Dans ce glissement qui nous a amenés de l’Ainsi-venu à Nichiren et les siens puis jusqu’à tous les êtres nous avons la trajectoire vers laquelle les pouvoirs divins que nous pouvons laisser émerger en nous doivent être orientés.
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... d’accomplir notre réalisation et ce pour les deux phases du présent et du futur.
Sur le honzon il est inscrit en haut et à droite, comme en dehors du cadre : « pour les deux phases du présent et du futur » (爲現當二世). De la sorte est désigné ce que l’on serait tenté d’appeler le champ d’application de la pratique qui s’effectue en présence du honzon. Ces deux phases font partie des trois phases du temps, à savoir le passé, le présent et le futur. Pour préciser le terme, 'futur' indique ici un futur très prochain, un futur en train d’avenir. C’est le sens du caractère tō (當, dāng en chinois). Ce n’est donc pas le futur dans vingt ans par exemple. On peut se demander pourquoi l’effet des pratiques bouddhiques concernent le présent et le futur et non pas le passé. La réponse la plus simple et la plus logique consisterait à dire que le passé étant déjà advenu, il ne peut être modifié rétrospectivement. Mais ce n’est pas tout à fait cela. À chaque instant de la vie de la pensée, nous sommes concernés par le présent que nous vivons et par celui que nous vivrons juste après et qui sera notre futur ‘immédiat’.
En fait, durant la récitation du Titre, la pratique de l’introspection ou pensée réflexive (hansei, 反省) s’exerce sur notre passé. Non pas le passé factuel ou événementiel mais ce qu’il en reste en tant que causes contenues dans le ‘grenier’ de la huitième conscience. Ces causes ne sont pas encore rétribuées car les conditions leur permettant de se révéler, et donc de devenir effets, ne sont pas encore manifestées. Grâce à la pratique de la pensée réflexive ces causes peuvent être nettoyées, ordonnées et apurées, entraînant de la sorte une modification bénéfique du présent et du futur. Mais c’est durant le présent de l’introspection que cette opération s’effectue. En fait, si l’on développe même un peu la foi dans l’enseignement du Lotus, une bonne partie de ces causes disparaissent car comme le dit Nichiren toutes ces oppositions volontaires ou non, accumulées depuis un passé très lointain fondent comme neige au soleil du Sūtra du lotus. Ainsi le passé est racheté.
Toujours à propos de la phrase du chapitre des Pouvoirs miraculeux, « La totalité des lois que l’Ainsi-venu possède, la totalité des pouvoirs miraculeux et souverains de l’Ainsi-venu, la totalité des corbeilles des mystères de l’Ainsi-venu, la totalité des faits très profonds de l’Ainsi-venu, toutes en ce Sūtra sont révélées et exposées. », Nichiren nous dit que ce que désigne cette phrase c’est « la véritable preuve de la raison originelle de la venue en ce monde du vénéré Shakya, de la loi cachée obtenue au lieu de la voie et de l’incarnation du lotus ».
Dans « … la loi cachée obtenue au lieu de la voie », le lieu de la voie désigne l’endroit où s’effectue la pratique bouddhique (dōjō en japonais, 道場). Cette loi cachée est donc celle qui se révèle sur le lieu où la pratique bouddhique est effectuée et donc vécue. Nichiren dit donc que cette phrase fournit une triple preuve fondamentale : preuve de la raison originelle de la venue en ce monde du Bouddha, preuve de la loi cachée que l’on obtient par la pratique de la voie et enfin la preuve (l’attestation, l’expérience) de l’incarnation. Ces trois preuves sont intimement liées, c’est pourquoi on peut les qualifier de triple preuve. Cet argument est relié dans la phrase suivante avec la personne même de Nichiren comme nous pouvons le voir maintenant.
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C’est pourquoi dans l’époque actuelle de la Fin de la loi, en dehors de l’envoyé de l’Ainsi-venu nul ne pouvait avancer cette phrase comme preuve littérale. En sa vérité elle est cachée, en sa vérité elle est capitale, en sa vérité elle est admirable. Namu Myōhōrenguékyō, Namu Myōhōrenguékyō.
Dans cet extrait Nichiren s’identifie donc à « l’envoyé de l’Ainsi-venu », c’est à dire, toujours en liaison avec la phrase du chapitre des Pouvoirs miraculeux, avec le bodhisattva Pratique-Supérieure. Cette phrase est donc -pour Nichiren uniquement -, la preuve littérale de l’incarnation du Lotus, c’est-à-dire la preuve dans le texte même du Lotus, du legs qu’il incarne : les totalités des « lois que l’Ainsi-venu possède, … des pouvoirs miraculeux et souverains de l’Ainsi-venu, … des corbeilles des mystères de l’Ainsi-venu et … des faits très profonds de l’Ainsi-venu ».
Nichiren se présente ici à la fois comme le légataire de l’enseignement de l’Ainsi-venu mais aussi comme celui qui le corrobore. Ce thème est également exposé dans plusieurs autres écrits notamment Le Dévoilement des prophéties. Si cette phrase du Lotus fournit la preuve littérale de l’action de Nichiren, lui par son existence même, valide la signification du message bouddhique et la raison de cet enseignement. Sans lui le bouddhisme serait un enseignement parmi d’autres, avec le même lot de grandeurs et d’apories. Évidemment vis-à-vis de ses disciples il ne pouvait s’exprimer de la sorte, car il fallait que ceux-ci fassent le chemin qui mène à cette découverte. Certains le firent d’autres non.
Cette phrase du chapitre XXI fournit donc à Nichiren en son existence même « la véritable preuve de la raison originelle de la venue en ce monde du vénéré Shakya », ‘preuve’ étant à prendre au sens littéral : ce qui prouve et dévoile. Elle est donc, comme je l’ai dit précédemment, une triple preuve, preuve à la fois de la raison de la venue du Bouddha en ce monde, de la loi cachée obtenue par la pratique de la voie et de l’incarnation. La vérité qui est également répétée trois fois ensuite, est à la fois la vérité en tant que preuve littérale de cette phrase mais aussi la vérité de cette phrase dont l’existence de Nichiren apporte la confirmation. Dans ce mouvement circulaire qui va de la preuve scripturaire à la preuve actuelle (cf. trois preuves), la vérité qu’elle enseigne s’avère cachée, capitale et admirable. Je ne sais pas jusqu’à quel point c’est pertinent, mais on peut établir une correspondance entre les trois caractéristiques de cette vérité et la triple preuve commentée précédemment : ‘cachée’ renverrait à « raison de la venue du Bouddha en ce monde », ‘capitale’ à « loi cachée obtenue par la pratique de la voie » et ‘admirable’ à « l’incarnation ».
D’une façon très détaillée et, pourrait-on dire, exhaustive, Nichiren a révélé tout ce qui s’attache à cette phrase du chapitre des Pouvoirs miraculeux. Il n’y a plus rien à ajouter sinon son expression dans le domaine de la foi : l’énoncé du Titre « Namu Myōhōrenguékyō, Namu Myōhōrenguékyō ».
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On demande : « Pour ce qui est de la doctrine de notre courant, de sa signification, lorsque des personnes des différentes sectes viennent à nous pour s’enquérir de la preuve scripturaire de l’incarnation du lotus, quelle phrase doit-on citer ? »
Il est répondu : « Il convient de citer la phrase que l’on trouve au début du titre de chacun des vingt-huit chapitres : Myōhōrenguékyō. »
Après avoir entendu les raisons pour lesquelles, la phrase du chapitre des Pouvoirs miraculeux explicitait l’incarnation du Lotus, celui qui interroge demande ce qu’il convient de répondre si les croyants des autres sectes venaient à nous poser la question de la preuve scripturaire dans le Sūtra du lotus de l’incarnation.
Évidemment on ne peut leur répondre la phrase du chapitre des Pouvoirs miraculeux car cela demanderait une longue explication et surtout, de leur part, une connaissance et une expérience approfondies du Lotus, ce qui n’est pas le cas vu qu’ils ressortissent des autres courants du bouddhisme.
C’est le titre même du Sūtra que l’on doit citer : Myōhōrenguékyō, ce titre étant lui-même repris au début de chacun des vingt-huit chapitres pour lesquels il précéde l’intitulé. À première vue la réponse peut paraître surprenante. Pourtant elle permet d’engager le dialogue sur un terrain fécond. Si ces personnes viennent à nous et nous posent une telle question c’est qu’elles ont déjà une certaine connaissance du bouddhisme et le désir d’en savoir davantage. La réponse ne peut qu’amener d’autres questions, notamment sur la signification du Titre. Du coup, on pénètre vraiment dans les principes essentiels du Lotus. Cette manière d’enseigner qui pique la curiosité de l’interlocuteur, qui lui dévoile des principes qu’il ne peut pas encore appréhender, qui lui inculque le mode de pratique semble très méritoire et dans l’optique même du Lotus. Remarquons également que comme Nichiren, le destinataire de ce traité est issu de l’École Tendai et donc au fait des problématiques liées au Lotus.
Mais de tels questionneurs sont devenus fort rares. Nous nous sommes davantage enfoncés dans la Fin de la loi et chacune des sectes comme si elle avait une sorte de perception de son manque d’adéquation avec l’époque et les mentalités tentent de donner le change avec des faire-valoir assez fumeux qui ressortissent plus des modes et des courants en vogue que de l’enseignement bouddhique : on se réclame d’une ‘spiritualité’, on promet bienfaits et développement personnel, etc.
Quant aux courants nichirenistes que l’on trouve en France, la problématique de l’incarnation leur est assez étrangère voire parfaitement inconnue. Eux aussi tentent de répondre aux vagues attentes de leurs paroissiens. Plutôt que d’enseigner les fondamentaux de la loi bouddhique avec une pédagogie éclairée et active, ils développent des rhétoriques simplistes et un peu dévotes. Comme dans le chapitre de la parabole, le monde est une maison en feu et il faut laisser croire aux enfants que des joujoux les attendent dans la rue.
Il n’y a pas de solution miracle à une situation aussi dégradée sinon de revenir à l’origine même de l’enseignement bouddhique. C’est d’ailleurs l’un des sens de kimyō (歸命). Les termes bouddhiques dépeignent avec une rare justesse les actes psychiques qui sont les nôtres, donc en y recourant disons que la volonté d’accomplissement permettra de racheter le gâchis du cœur.
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Sur quels éléments vous fondez-vous pour parvenir à la connaissance selon laquelle le Titre de la fleur de lotus ressortirait de la double compréhension dite de l’incarnation et de la parabole ?
La question est assez subtile. En fait, généralement lorsque l’on veut expliquer la signification du titre du Sūtra du lotus, on se réfère au lotus en développant le symbolisme lié à cette fleur : sa blancheur éclatante alors qu’elle pousse sur des eaux boueuses, la concomitance sur une même plante de fleurs à diverses étapes de leur développement : bourgeon, fleur épanouie, fleur flétrie symbolisant l’écoulement du temps – passé, présent, futur -, ou la simultanéité de la cause et de l’effet, le symbolisme de la fleur à huit pétales : les huit premiers mondes, le cœur de la fleur : monde des boddhisattva, totalité de la fleur : monde du Bouddha, etc.
La question ici posée semble déclenchée par la thèse qui précède : « Il n’est donc pas fautif de penser que la perception du Titre du Lotus par le Tiantai se fait tant en termes de parabole que d’incarnation. » Et il est vrai que la plus lecture courante du sens du Titre, surtout avant Nichiren, se place le plus souvent sous l’angle de la parabole, c’est-à-dire que la fleur de lotus servirait à qualifier ou à donner une idée de la loi merveilleuse. On voit bien que ce traité se situe dans une perspective différente. Déjà auparavant, il est fait mention de la vieille tradition chinoise selon laquelle un sage aurait donné un nom à chaque chose et que devant une fleur de lotus il aurait décidé de donner pour nom ‘lotus’ à cette plante, comme si ce vocable préexistait à la plante… Donc ce serait la plante, en elle-même, qui refléterait, qui porterait les qualités qualifiées de ‘loi merveilleuse’. De ce point de vue, la fleur est incarnation de la loi merveilleuse. Toutefois Nichiren ne s’enferre pas dans ce raisonnement. Comme nous l’avons vu précédemment la dynamique de ce traité repose sur l’énoncé d’arguments qui se trouvent immédiatement modifiés ou du moins précisés. Il préfère maintenir la vision des maîtres du Tiantai pour qui le Titre du Sūtra est à la fois parabole et incarnation. Pour lui c’est l’une des caractéristiques essentielles de la tradition bouddhique tant chez les maîtres du Tiantai que chez ceux qui les ont précédé dans le courant dont il se réclame : « ... et ce dans le prolongement des traités de Vasubandhu et de Nāgārjuna ».
Nichiren traite ici de la preuve scripturaire en répondant de la sorte à son interlocuteur (fictif ou réel). Pour ce qui est de la preuve actuelle (現證, genshō, xiànzhèng), elle est incarnée dans celui qui croit et elle est manifestée par le Titre (題目, Daïmoku, Tímù) dont il a fait la pratique essentielle pour son courant : le titre du Sūtra du lotus précédé de l’expression votive Namu.
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... pour une multitude d’êtres présents dans le Grand-Véhicule et dont le cœur hésite et ne peut produire de conviction, l’Ainsi-venu révèle son corps de dharma pur et merveilleux et ce afin que naisse leur foi.
Cette citation est tirée des Instructions sur le Sūtra de la fleur de lotus de la loi merveilleuse également souvent abrégé en Traité de la fleur de la loi. Ce court traité aurait été écrit par Vasubandhu ; il consiste en un commentaire des chapitres 1 à 3 du Lotus. Est-ce une œuvre inachevée ou incomplète dans la version que les traducteurs chinois ont traitée ?
Quoi qu’il en soit, c’est l’un des très rares commentaires du Lotus de source indienne qui nous soit parvenu. L’extrait cité ici par Nichiren ainsi que le commentaire de Zhiyi révèlent la profondeur de ce traité. Cette œuvre laisse penser qu’il y avait en Inde une tradition lié au Sūtra du lotus et qu’elle a nourri certains grands traducteurs, dont Kumarajiva, puis les premiers maîtres du Tiantai.
Je suppose que c’est l’influence de concepts liés à cette tradition qui a poussé Kumarajiva à insérer dans sa traduction du Lotus certains passages, et tout particulièrement les dix Ainsi, afin que ceux-ci ne fassent pas défaut au bouddhisme chinois naissant.
Dans ce passage des Instructions sur le Sūtra de la fleur de lotus de la loi merveilleuse de Vasubandhu, il nous est indiqué deux significations au titre du Sūtra.
La première concerne « l’émergence de l’eau » de la fleur de lotus. Elle signifie l’apparition de la fleur de lotus, une fois celle-ci émergée, - et donc visible – ; les auditeurs peuvent alors accéder à l’enseignement du Lotus. En grand nombre ils viennent y prendre place, ils deviennent « pareils à une multitude de bodhisattva ». Ils accèdent donc au monde des bodhisattva et peuvent se départir des enseignements antérieurs qui leur avaient permis de devenir des auditeurs, c’est-à-dire des êtres du premier des mondes spécifiquement bouddhiques que l’on appelle les quatre sages ou quatre saints. Toutefois, avec cette « émergence de l’eau » nous sommes encore dans le registre de la parabole. Le lotus y est appréhendé par ses qualités, fleur pure et blanche qui émerge des eaux boueuses, et les progrès de ces auditeurs ne leur permettent que d’atteindre le monde des bodhisattva. Et encore, il nous est dit qu’ils sont « pareils à une multitude de bodhisattva ». C’est une parabole car nous n’avons pas affaire pour autant au Véhicule unique.
La seconde signification est appelée l’ouverture de la fleur. Là il s’agit de la révélation que fait le Bouddha de « son corps de dharma pur et merveilleux ». On serait tenté de penser que c’est le maximum que puisse faire le Bouddha pour ces auditeurs. Le commentaire, très précis et très fin, de Vasubandhu nous dit que cela permettra, - ou non -, « que naisse leur foi ». Nous comprenons bien que si cela les incite à la naissance de la foi, ils sont sauvés. Mais de quelle foi s’agit-il ? Ces auditeurs ou même bodhisattva avaient déjà foi dans les enseignements du bouddhisme, ils avaient déjà éprouvé des expériences qui les avaient fortifiés dans cette foi. Sans cela ils ne pourraient être parvenus à ces stades d’auditeurs ou de bodhisattva. Ce sont des êtres qui se sont départis des six voies. En outre certains d’entre eux par les paraboles, c’est-à-dire par « l’émergence de l’eau » de la fleur de lotus avaient entendu « le sermon sur la sagesse insurpassable de l’Ainsi-venu, sur son espace tout de pureté et cela put être comparé ainsi à l’attestation des enseignements secrets de l’Ainsi-venu ». Mais cette fois-ci, grâce à ce qui est appelé « l’ouverture de la fleur » nous passons de la parabole à l’incarnation qui est le corps de dharma. Il y a donc une dernière chose que ces boddhisattva ou auditeurs doivent croire et comprendre : c’est le corps de dharma pur et merveilleux. Ils doivent croire contre tout ce qu’ils ont vécu, constaté, cru jusqu’à présent que leur corps est le corps de dharma pur et merveilleux. Et comme le dit Vasubandhu « Et ce afin que naisse leur foi » ; si juste cette pensée ‘naît’, c’est suffisant, elle est déjà une victoire, elle se développera. Si elle ne ‘naît’ pas encore, il leur faudra attendre jusqu’à ce qu’elle apparaisse.
Dans la Réponse à dame Nichinyo, Nichiren révèle des enseignements fondamentaux à propos du gohonzon. Nous pouvons penser que celui-ci est notamment la manifestation du « corps de dharma pur et merveilleux » dont il est fait mention ici. Et, dans cette lettre, Nichiren instruit sa disciple en lui recommandant : « Ne recherchez pas ce gohonzon en quelque ailleurs. Il n'existe que dans la chair de nos poitrines où, nous les êtres qui gardons le Sūtra du lotus, nous récitons Namu Myōhōrenguékyō. » Nous sommes donc bien alors dans le domaine de l’incarnation, pas dans celui de la parabole. Si on peut arriver à croire ce qui nous est dit ici, c’est effectivement l’ouverture de la fleur à laquelle Vasubandhu se réfère. Il est donc tout à fait adéquat et approprié que cet extrait des Instructions de Vasubandhu soit cité par Nichiren dans ce traité qui définit la signification de l’incarnation.
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Qu’on le sache donc : le principal et son support, la cause et l’effet tous sont la loi de la fleur de lotus. Pourquoi alors devrait-on avoir recours à la parabole ? C’est pour les hommes obtus qui ne peuvent comprendre la fleur de lotus de la nature de la loi que l’on amène une fleur de ce monde pour parabole. Devrait-on y trouver à redire ?
Dans ce paragraphe comme dans le précédent il est fait référence à la doctrine de l’accord des trois merveilles, plus communément appelée ‘trois merveilles’. Quelques mots de cette doctrine, avant de comprendre en quoi elle sert la démonstration qui est donnée ici : pour les maîtres du Tiantai, la fleur de lotus qui figure dans le titre du sūtra homonyme est à appréhender selon la « double compréhension dite de l’incarnation et de la parabole ».
Les trois merveilles dont il est question dans la doctrine de l’accord des trois merveilles sont les merveilles de la cause originelle, de l’effet originel et de la contrée originelle. Le terme 'originel' renvoie à la doctrine originelle, c’est-à-dire aux chapitres qui constituent la seconde moitié du Sūtra du lotus. En effet chacune de ces trois merveilles pointe vers un passage précis du XVIe chapitre du Lotus qui est le cœur de la doctrine originelle (pour plus de détails, voir l’entrée du Dictionnaire Miaofa consacrée à la doctrine de l’accord des trois merveilles). Le terme originel, que l’on retrouve notamment dans des expresions bouddhiques telles doctrine originelle, Bouddha originel ou nos trois merveilles, est souvent mal perçu par les bouddhistes. Ainsi, certains y voient même une relation avec l’origine de l’univers, ramenant de la sorte les concepts bouddhiques les plus profonds au niveau des théories communément admises à notre époque. Il est plus pertinent d’approcher cette notion en l’appréhendant comme ce qui découle de la doctrine originelle, ce qui est l’origine de la Une pensée. Dans cette doctrine de l’accord des trois merveilles elle est cause, effet et lieu (contrée).
Si l’on regarde les phrases du XVIe chapitre du Lotus d’où sont déduites les trois merveilles originelles, pour la cause nous avons : « À l’origine j’ai pratiqué la voie de bodhisattva, la longévité que j’en ai obtenue … » (我本行菩薩道。所成壽命。MHRGK p 500, JNR p 283, Burnouf p 194), pour l’effet : « Ainsi, depuis que je devins un bouddha bien des passés ont été révolus. » (如是我成佛已來。甚大久遠。MHRGK p 500, JNR p 283, Burnouf p 194) et pour la contrée : « … je demeure toujours ici en ce monde de Saha à enseigner la loi et à convertir aux enseignements. » (我常在此娑婆世界。説法敎化。MHRGK p 500, JNR p 282, Burnouf p 192). Nous voyons bien qu’à chaque fois nous avons une expression qui indique une durée très longue ; pour la cause : « À l’origine », pour l’effet « bien des passés ont été révolus » et pour la contrée « toujours ». Maintenant, ce qui caractérise la cause c’est la pratique de la voie, l’effet c’est devenir le Bouddha et pour la contrée c’est le monde de Saha, lieu où la loi est enseignée et les êtres convertis.
Pour revenir à l’argumentation du texte, ces trois éléments sont du domaine de l’incarnation, pas de celui des paraboles. Il n’empêche, que comme le précise Nichiren : « C’est pour les hommes obtus qui ne peuvent comprendre la fleur de lotus de la nature de la loi que l’on amène une fleur de ce monde pour parabole », pour ceux-là qui ne peuvent pas encore expérimenter l’incarnation, on se sert de l’ouverture que peut procurer le sentiment esthétique éprouvé devant la beauté des lotus sur un étang pour décrire certaines caractéristiques de la loi merveilleuse notamment la causalité, concomitance du passé, du présent et du futur, la pureté et la grâce issues de la fange (l’étang aux eaux croupissantes), la présence des dix mondes, etc. Ce n’est pas encore l’incarnation mais « Devrait-on y trouver à redire ? »
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La fleur de lotus de la loi merveilleuse en un esprit, en laquelle s’accroissent simultanément la fleur de la cause et la corolle de l’effet, est un concept difficile à saisir ; c’est pourquoi il recourt à la parabole afin de faciliter la compréhension. Et pour établir l’enseignement de ce principe, il lui a été conféré le nom de Sūtra de la fleur de lotus de la loi merveilleuse.
Je suppose que la corolle est ce que l’on appelle le faux-fruit, c’est-à-dire le centre de la fleur qui demeurera après que celle-ci se soit étiolée. J’avais pensé également aux grandes feuilles peltées d’où s’élance la fleur ce qui serait plus en rapport avec le caractère dai (臺) qui indique une surface plane servant de support. Quoi qu’il en soit, les deux à la fois s’accroissent avec le développement de la fleur. Si un lecteur a une meilleure compréhension en ce domaine, qu’il n’hésite pas à m’en faire part car mes connaissances en la matière sont assez rudimentaires.
Au delà de ces considérations botaniques, le lotus dont il est question ici est « La fleur de lotus de la loi merveilleuse en un esprit » (一心妙法蓮華, isshin myōhōrengué), la fleur de lotus de la loi merveilleuse de l’esprit. La citation du grand maître de la Transmission des Enseignements qui est commentée ici cite Vasubandhu. Dans ce contexte, à propos de « La fleur de lotus de la loi merveilleuse en un esprit », on est tenté de mettre en relation « en un esprit » avec l’une des doctrines fondamentales du maître indien : le Rien que conscience. Pour donner un aperçu des conceptions de ce courant, - même si ce genre d’opération est très réducteur surtout en regard d’une doctrine aussi fine -, l’idée est que nous ne pouvons rien connaître du monde sinon les représentations que notre conscience (plus exactement nos consciences) produit. Ainsi ce que nous tenons pour le Réel est une élaboration des consciences. Ce Réel n’a pas d’existence concevable s’il n’y a pas de conscience pour lui donner forme.
Toutefois, on peut penser que ce n’est pas exactement dans cette acception que le grand maître de la Transmission des Enseignements évoque « La fleur de lotus de la loi merveilleuse en un esprit ». Évidemment ce terme fait référence au Titre du Sūtra du lotus (Sūtra de la fleur de lotus de la loi merveilleuse), il peut même en être une sorte d’abréviation par omission du dernier caractère (sūtra), mais en fait nous avons un raisonnement inverse :
« … pour établir l’enseignement de ce principe [la fleur de lotus de la loi merveilleuse en un esprit], il lui a été conféré le nom de Sūtra de la fleur de lotus de la loi merveilleuse. »
Ce n’est pas la première fois que dans ce traité et à propos du Titre, ou de la fleur de lotus qui en est l’un des constituants, nous avons ce genre de raisonnement à rebours : le concept de fleur de lotus de la loi merveilleuse en un esprit ne découlerait pas du titre du Sūtra du lotus, mais c’est l’entièreté du Sūtra, y compris son Titre, qui doivent « établir l’enseignement de ce principe ». En fait, dans ce traité, les principes sont explicités d’une façon interne, c’est-à-dire selon la voie intérieure qui est celle de l’incarnation, et les relations logiques ou chronologiques entre les concepts s’en trouvent inversées. Le raisonnement ne ressortit plus des voies extérieures mais de la voie intérieure. Et la voie intérieure est ce qui définit et analyse ‘un esprit’ et ce dont la fleur de lotus de la loi merveilleuse rend compte. Comment doit-on alors considérer le Sūtra ? L’un des premiers traités de Nichiren, En une vie devenir le Bouddha, aborde cette thématique avec une clarté qui relève de l’évidence :
« Aussi, à l'instant où nous allons réciter la loi merveilleuse ou lire la Fleur de lotus, devons-nous faire surgir du plus profond de nous la conviction suivante : cette Une pensée qui est mienne a pour nom le Sūtra de la fleur de lotus de la loi merveilleuse. », ou alors :
« Quel est alors le sens de myō ? Seul est appelé merveilleux cela d'inconcevable qui est le cœur de notre Une pensée. », et
« il [le Sūtra du lotus] dévoile et enseigne que la substance du cœur de la pensée, qui apparaît en fonction du bien et du mal, est le corps de la loi merveilleuse ». Nous sommes bien là dans l’expérience de la voie intérieure et non pas dans les enchaînements rhétoriques et habituels des voies dites extérieures. La doctrine du Rien que conscience de Vasubandhu que nous citions au début de cet article, avait en partie ouvert la voie à ces enseignements de Nichiren qui dévoilent « la substance du cœur de la pensée, qui apparaît en fonction du bien et du mal, [et qui] est le corps de la loi merveilleuse » (in En une vie devenir le Bouddha).
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… les textes existent, qu’on les lise.
Tout est dit dans cette injonction qui s’impose tout autant de nos jours qu’à l’époque de Nichiren. Et encore, lui visait les Écoles ‘établies’ du bouddhisme de son temps, du nôtre elle s’adresserait également aux croyants des divers courants nichirenistes.
Un peu plus haut, dans le commentaire de la phrase « Ceux qui croient dans le véritable enseignement du Sūtra du lotus, sont de fait la fleur de lotus en tant qu’incarnation », nous avons vu en quoi la lecture des textes est considérée comme l’une des cinq pratiques merveilleuses du Lotus. Cette lecture permet d’incorporer en soi, graduellement la doctrine bouddhique, d’en assembler et d’en emboîter les différents éléments un peu à la façon d’un puzzle. Elle permet également de se familiariser avec la sagesse et la méthode d’enseignement du dharma. C’est une pratique personnelle.
J’ai été souvent étonné en constatant que de nos jours, de nombreux croyants qui ont adhéré depuis plusieurs années aux différents courants du bouddhisme de Nichiren représentés en Europe, ont une connaissance très succincte du dharma. On peut supposer que la ‘pratique merveilleuse’ de la lecture des textes fondamentaux n’est pas suffisamment préconisée, pas plus que l’esprit de rechercher la voie (求道心, kyūdōshin, qiúdàoxīn). À cause des différences historiques et culturelles considérables vis-à-vis des spiritualités de l’Extrême-Orient, il n’est pas facile pour un Européen d’appréhender la teneur des écrits de Nichiren ou du Sūtra du lotus. Faute d’une pédagogie réfléchie et adaptée, on laisse s’installer une paresse intellectuelle que favorise la façon assez molle dont l'enseignement est prodigué. Le principal recours à cette situation serait la lecture et la confrontation des idées. Le problème c’est que l’enseignement très sommaire qui est donné se situe plutôt dans le registre de l’adaptation à autrui que dans celui de la pratique personnelle. Plutôt que d’apprendre soi-même, de se confronter avec les difficultés ou les contradictions des textes, on préfère entendre les opinions ou les prêches de ceux-là qui sont censés délivrer le savoir. Nous avons donc une sorte de spécialisation bien différente de l’enseignement originel du bouddhisme, avec d’un côté ceux qui savent et qui enseignent peu et de l’autre ceux qui apprennent peu mais vénèrent les savants. Un peu d’exotisme en plus permet de rendre cette répartition des rôles plus acceptable. Mais, comme le dit le Bouddha dans ces dernières recommandations dites des quatre appuis et exprimées dans le Sūtra du nirvana, nous devons nous fier à la loi et non aux personnes (依法不依人, ehō fu ejin, yīfǎ bù yīrén). Ce dont témoigne également l’expression « la loi est lourde et les hommes légers ».
Dans la lettre écrite à son disciple Nichirō alors incarcéré, Nichiren nous dit qu’il y a différentes sortes de lectures : « Les autres, eux, lisent le Sūtra du lotus de diverses façons. Ils lisent avec la bouche ou ils lisent les mots mais leur cœur ne lit pas ou alors ils lisent avec l’esprit mais point par le corps. » Nous revenons ici à l’incarnation, et en l’occurrence, à une façon de lire et d’intégrer en soi les enseignements. Nous connaissons les trois sortes d’actes : vocaux, mentaux et corporels. La vraie lecture du Lotus se fait au travers du cours que nous donnons à notre vie, à l’incarnation que nous pouvons expérimenter. Les ritualistes ne s’attacheront qu’à la récitation, d’autres joueront avec les concepts. Mais ceux-là qui, au travers du vécu que le corps incarne, lisent le Sūtra dans la période actuelle de dégénérescence de la loi bouddhique expérimentent « l’intégralité du Sūtra du lotus à la fois dans les deux domaines de la forme et de l’esprit » (extrait de la lettre Le Cachot dans la terre adressée à Nichirō).
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Commentaire en cours de rédaction
À suivre ...
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