Les Quatre Vérités















Plan du cours :

I     Notions générales

- 1. Doctrine dite de l'adaptation à autrui

- 2. Conditions de l'enseignement des quatre vérités

- 3. Les quatre vérités à la lumière des sutra  a) Extrait d'un sutra, b) Les trois mises en mouvement


II   Définition de chacune des quatre vérités

- 1. La vérité de la souffrance

- 2. La vérité de l'apparition

- 3. La vérité de l'extinction

- 4. La vérité de la voie


III  Quatre vérités et processus thérapeutique


IV  Relations avec quelques enseignements du bouddhisme originel

- 1. Quatre vérités et production conditionnée

- 2. Quatre vérités et triple étude


V   Evolution du concept dans les écoles du Lotus

- 1. Les quatre vérités selon les quatre enseignements

- 2. La vision de Nichiren





I Notions Générales

1 Doctrine dite de l'adaptation à autrui

Dans la tradition bouddhique du Grand Véhicule, on estime que les quatre vérités ne représentent pas le contenu de l'éveil du Bouddha mais la forme initiale sous laquelle il a présenté un enseignement original destiné à des non bouddhistes.
Elles ont donc les propriétés suivantes :

a) Elles marquent la frontière entre la voie intérieure (le bouddhisme) et les voies extérieures (autres doctrines ou religions de l'Inde antique),

b) Destinées à un auditoire de bouddhistes débutants et de non bouddhistes, elles mettent davantage l'accent sur la mise en pratique du bouddhisme et la résolution des souffrances. Le concept des quatre vérités permet une mise en pratique immédiate de principes puissants qui porte les adeptes de cette première époque du bouddhisme vers une expérience vécue qui les rend capables d'appréhender le nouvel enseignement. Toutefois on ne doit pas oublier pour autant la profondeur de la philosophie qu'elles expriment ; elles ont amené à se démarquer des autres courants de pensées et ont fondé les assises à partir desquelles la spiritualité bouddhique a rayonné.




2 Conditions de l'enseignement des quatre vérités


Selon la tradition, après l'expérience de l'éveil, le Bouddha se serait interrogé sur la possibilité d'en enseigner le contenu. Dans un premier temps il aurait renoncé.

Brahma se serait alors manifesté à lui pour le prier de dispenser son enseignement afin de remédier à la misère du monde. Le Bouddha aurait alors imaginé le système des quatre vérités, pareil en cela à un médecin qui après avoir identifié le mal de son patient prescrit un remède.

Il se serait alors levé de la place où il demeurait en concentration sous l'arbre de la bodhi et aurait décidé de partir à la recherche des cinq moines qui avaient été ses compagnons d'ascèse. Se dirigeant vers Bénarès où il savait ceux-ci partis, au terme d'une marche de trois cents kilomètres environ il les aurait retrouvés dans un lieu appelé le parc aux daims. Là il leur aurait enseigné les quatre vérités procédant ainsi à ce que l'on appelle la mise en mouvement de la roue de la loi.




3 Les quatre vérités à la lumière des sutra


a) Extrait du Sutra de la mise en mouvement de la roue de la loi.

Le Bouddha se serait exprimé de la sorte devant ce premier auditoire des cinq moines :

"O moines, la naissance est souffrance, la vieillesse est souffrance, la maladie est souffrance, la mort est souffrance, la fréquentation de ceux que l'on déteste est souffrance, la séparation de ceux que l'on aime est souffrance, la non obtention de ce que l'on désire est souffrance et, finalement, tout ce qui touche au corps ou à l'esprit est souffrance. Telle est la noble vérité quant à la souffrance.

"Et maintenant, ô moines, menés dans le cycle des renaissances, nous sommes avides de joie. Partout un désir puissant nous fait espérer plaisirs et bonheurs. Il s'agit de l'attachement aux désirs, à l'existence et à l'anéantissement. Telle est la noble vérité de l'origine de l'apparition de la souffrance."

Mais, ô moines, que cette soif et ces désirs soient apaisés sans reste, abandonnés, écartés sans attachement, voila la noble vérité de l'extinction de la souffrance."

Car, ô moines, la vue juste, la pensée juste, la parole juste, l'action juste, le moyen d'existence juste, la progression juste, l'attention juste et la concentration juste constituent l'octuple voie qui est la noble vérité de la voie de l'extinction de la souffrance "


b) Les trois mises en mouvement :

Une fois cet enseignement révélé le Bouddha juge bon de donner 3 précisions :

- Ce qui vient d'être révélé est une vérité entière qui doit être reconnue comme théoriquement juste (c'est pourquoi on les appelle "vérités".

- Une possibilité de mise en pratique adéquate et immédiate est possible.

- L'expérience qui découle de cette mise en pratique, une fois menée à son point culminant fait que pratique et théorie se confondent et que l'éveil bouddhique se révèle.

Ainsi la voie bouddhique se caractérise par :

- Une appréhension intellectuelle juste,

- Une pratique juste fondée sur la théorie et

- Une fois la pratique parachevée, théorie et pratique apparaissent comme deux constituants inséparables de la voie.

Ces trois phases sont appelées les trois mouvements de la roue de la loi. Ces phases sont illustrées dans les expressions suivantes :

1. La révélation du mouvement : phase initiale qui permet d'accéder au degré de la vue de la voie.

2. L'exhortation au mouvement : phase médiane qui permet d'accéder au degré de l'ascèse de la voie.

3. L'attestation du mouvement : phase d'aboutissement qui permet d'accéder au degré où l'on se dégage de l'étude bouddhique (無學, mugaku, wuxue) pour accéder à une expérience spirituelle qui mêle de façon indissociable réflexion et action.

Ayant entendu ce sermon les cinq compagnons du Bouddha possédèrent l'oeil de la loi, c'est-à-dire qu'ils purent imaginer les multiples conséquences du système qui venait de leur être exposé et dont les nombreux développements constituent la doctrine bouddhique.


II Définition de chacune des quatre vérités

Il convient d'examiner la signification de chacun des termes qui constitue les quatre souffrance et ensuite d'analyser le fonctionnement de ce système.


1 La vérité de la souffrance

Le terme chinois pour désigner la première des quatre vérités est ku (, transcription identique en japonais). Les dictionnaires nous indiquent des significations telles que peine, difficultés, misères, souffrances, malheur. La graphie de l'idéogramme révèle des herbes (radical) sur le caractère "vieux, ancien (古)" qui donne la prononciation ku. Le sens premier était "amer", le goût des herbes anciennes, des herbes amères. Il en ressort donc l'idée de pénibilité plus que de douleur. Le terme sanskrit que les Chinois ont rendu par ku est duhkha ; ce terme est l'antonyme de sukha, le bien-être, la plénitude. Duhkha évoque donc le mal-être, un certain sentiment de manque qui est propre à notre condition. Même dans nos moments de joie ou de plaisir nous pouvons éprouver le sentiment de la fugacité de ces bonheurs ou nous inquiéter de les perdre. Nous verrons que dans la doctrine bouddhique, le fonctionnement même de notre perception, de notre ego est perçu comme un phénomène douloureux ou pénible, nous verrons les causes qui provoquent ce sentiment d'"incomplétude" générateur de tourments.

Le bouddhisme distingue différentes sortes de souffrance inhérentes à la vie. Le système descriptif le plus répandu est celui des quatre et des huit souffrances (苦八苦, shiku hakku, siku baku).

a) Quatre et huit souffrances :

Dans ce système des quatre et des huit souffrances, les quatre premières sont constitutives de l'existence du sujet et les quatre autres de ses conditions de vie ou de son fonctionnement.

Les quatre souffrances sont : - la naissance,

                                                - le vieillissement,

                                                - la maladie et

                                                - la mort.

Selon la tradition bouddhique apocryphe et probablement largement légendaire, Siddharta aurait rencontré un vieillard, un malade et une procession funèbre. Il aurait ressenti alors la précarité et la douleur de la condition humaine. Ces trois rencontres symbolisent les trois souffrances que sont le vieillissement, la maladie et la mort. Ces trois étapes inhérentes à l'existence ne représentent pas seulement la douleur physique éprouvée par le sujet. Vis-à-vis de ces trois épreuves, une souffrance psychologique liée à l'appréhension se manifeste également. Ces souffrances ne concernent pas seulement le sujet mais aussi les êtres qui lui sont chers. De la sorte, par différentes combinatoires à la fois, nous assistons un phénomène d'accroissement de la souffrance.

Les huit souffrances comprennent les quatre souffrances que nous venons de voir auxquelles viennent s'ajouter tout d'abord deux souffrances relatives à l'environnement humain du sujet :

- la fréquentation de ceux que l'on déteste et

- la séparation d'avec ceux que l'on aime.

Ces épreuves qui accompagnent notre vie parmi les hommes apparaissent quand nous devons fréquenter ceux qui nous semblent haïssables ou lorsque ceux à qui nous sommes attachés ou que nous avons aimés, nous sont devenus hors d'atteinte. Ces deux souffrances sont liées aux conceptions de la pensée qui en se fondant sur l'ego crée vis-à-vis d'autrui des liens puissants.

La septième souffrance est la non-obtention de ce que l'on désire. Tant qu'il ne s'est pas affranchi de conceptions primaires, l'esprit produit sans cesse des désirs plus ou moins cohérents et qui ne pourront pas être tous satisfaits. Il en résulte généralement un sentiment de frustration particulièrement pénible.

La huitième souffrance est appelée la souffrance de la préhension des cinq éléments. Plus qu'une souffrance supplémentaire ajoutée au sept premières elle signifie que le fonctionnement même des cinq éléments qui nous constituent est un phénomène douloureux et que dès lors, le monde lui-même est perçu comme un environnement nuisible.


b) Trois souffrances (, sanku, sanku) :

Il existe également une autre classification, celle que l'on appelle les trois souffrances. Il s'agit de la souffrance de la douleur, de la souffrance de la détérioration et de la souffrance de la fugacité.


2 La vérité de l'apparition

Le terme apparition tente de traduire le sanskrit samudaya qui désigne les causes qui permettent que les choses s'assemblent pour se produire. Il indique donc à la fois la cause et le terrain favorable qui lui permet de passer d'un état potentiel à un état actuel. Il s'agit pratiquement d'un révélateur. C'est pourquoi la vue commune à de nombreux ouvrages sur le bouddhisme et qui consiste à identifier l'apparition aux désirs en tant que cause de la souffrance est quelque peu réductrice. Nous étudierons ultérieurement les douze liens causaux et nous verrons que le premier d'entre eux est ce qui est appelé l'Obscur, sorte d'ignorance fondamentale. D'un point de vue plus général, plusieurs penseurs du bouddhisme réfutent l'idée d'une cause première à tout processus et voient plutôt dans ces enchaînements des cycles que l'on ordonne pour les besoins de la démonstration. Les traducteurs chinois ont rendu le terme sanskrit samudaya par le caractère ji (, shu en japonais). Le sens de ce caractère est se rassembler, réunir. Le caractère à l'origine présentait trois oiseaux (隹) perchés sur un arbre (木), d'où le sens de rassemblement, de réunion.

On distingue trois facteurs d'apparition de la souffrance qui sont appelés les trois attachements (三愛, sanaï, sanai) :

a) L'attachement aux désirs : il s'agit de l'attachement aux objets de satisfaction des cinq sens perceptifs (vue, ouie, goût, odorat et toucher). Une autre explication peut-être plus tardive et moins sûre parle de l'attachement aux cinq désirs (五欲, goyoku, wuyu) qui sont les biens, la sexualité, la nourriture et la boisson, la renommée et le sommeil.

b) L'attachement à l'existence : fondé sur la perception de l'existence d'un ego, cet attachement vise à la perpétuation de cet ego, même si logiquement chacun sait l'impossibilité d'une telle opération. Ainsi de nombreux désirs apparaissent en ce sens. Toutes les vues relatives à des paradis post mortem et éternels, toutes les opinions qui voient dans la descendance la perpétuation de soi-même sont liées à cet attachement.

c) L'attachement à l'anéantissement (ou à l'inexistence) : rejet de ce monde imparfait, attrait du vide, de l'anéantissement, d'un repos éternel, de l'autodestruction sous ses différentes formes manifestent des désirs puissants qui viennent s'opposer au deuxième attachement.

Le bouddhisme ne dégage donc pas un désir qui serait primordial. Il s'intéresse d'ailleurs moins à la nature ou à l'objet du désir qu'à son existence, désir de renommée, sexualité, survie, le désir est avant tout "désirant" et sa manifestation aveugle est le terrain favorable à l'apparition de la souffrance.


3 La vérité de l'extinction

Dans le Sutra des quatre vérités, il est dit que l'extinction est l'extinction des attachements, extinction parfaite et sans reste. C'est également l'apaisement consécutif à l'extinction de la souffrance, ce que le bouddhisme appelle nirvana. Comme nous le verrons par la suite nous sommes dans une démarche thérapeutique qui fixe les buts avant que de proposer les moyens de les atteindre. Un fois que l'on a déterminé le mal dont souffre le patient on fixe pour objectif la guérison. On peut dire que cette étape est purement normative toutefois, vu la force des attachements, il n'est pas inutile de préciser clairement l'objectif recherché.


4 La vérité de la voie

Ici, "voie" signifie façon de pratiquer qui mène au nirvana. La voie est constituée de huit disciplines ; l'application et la vigilance dans ses huit disciplines à la fois entraîne une amélioration conséquente. Les huit voies (ou octuple sentier) sont :

- la vue juste, façon correcte de concevoir les choses,

- la pensée juste, discernement, lucidité, intention,

- la parole juste, qualité des actes vocaux,

- l'action juste, qualité des actes physiques,

- l'existence juste, moyens d'existence,

- l'effort juste, le courage et l'énergie dans la progression,

- l'attention juste, la vigilance et


- la concentration juste, qualité de l'esprit rassemblé.

Voyons maintenant dans le détail chacune des huit branches de la voie.

a) La vue juste : il s'agit de la vue lucide que procure la connaissance des principes bouddhiques. La réflexion sur ces principes permet de percevoir les évènements avec davantage de justesse.

b) La pensée juste : la pensée qui précède l'action permet, en se fondant sur la vue juste, de rassembler les éléments nécessaires à une décision cohérente.

c) La parole juste : importance de la parole parmi les divers actes produits. Une fois la pensée juste émise, des paroles justes doivent émaner de nous. Cet acte vocal doit exclure le mensonge, la médisance, la duplicité et les propos oiseux il doit amener bienveillance et justice.

d) L'action juste : une fois la pensée juste émise, notre corps peut exprimer des attitudes justes qui excluent des actes de violence tels que le meurtre ou le vol, la luxure et exprimer le respect de la vie.

e) L'existence juste : cette notion recouvre à la fois l'occupation professionnelle et la façon dont nous participons à la société mais aussi la discipline quotidienne relative aux choses courantes telles le sommeil, la nourriture, le mouvement etc. Elle permet au croyant du bouddhisme de mener une existence saine et cohérente.

f) L'effort juste : il s'agit de poursuivre le chemin avec courage et vigueur.

e) L'attention juste : elle porte à accorder aux différentes choses une vigilance assidue. Cette vigilance elle-même, se fonde sur les concepts bouddhiques.

g) La concentration juste : si l'esprit est rassemblé, les choses de la vie quotidienne peuvent être abordées avec justesse et la sagesse bouddhique s'exprime.

Bien que la vérité de la voie se divise en ces huit branches, il s'agit d'une façon unique et cohérente de vivre.




III Quatre vérités et processus thérapeutique

L'action bienfaisante du Bouddha a souvent été comparée à celle d'un médecin. De fait, on voit que dès ses premiers enseignements il veut s'attaquer au phénomène de la souffrance et en annihiler les causes. Nous sommes donc bel et bien en présence d'un mode opératoire très proche du traitement de la maladie, sinon que ce n'est pas seulement de douleur physique ou de détérioration du corps dont il est question ici. La vérité de la souffrance correspond aux symptômes de la maladie, la vérité de l'apparition aux causes, la vérité de l'extinction à l'état de santé qui succède à la guérison et la vérité de la voie au traitement de la maladie. Ainsi, d'une façon pragmatique, les quatre vérités représentent la réponse apportée par le Bouddha à l'obscurité, cause des souffrances qui affligent les hommes. Le Bouddha donne ainsi, dès son premier enseignement, les moyens efficients pour que l'homme remédie lui-même à ses propres maux.

Plus schématiquement nous avons donc les correspondances suivantes :


Vérité de la souffrance

Vérité de l'apparition

Vérité de l'extinction

Vérité de la voie

Condition humaine réelle

Causes de la souffrance

Etat parfait succédant à l'éveil

Moyens pour y parvenir

Etat pathologique

Causes de la maladie

Santé

Thérapie


Notons que nous avons ici affaire à une démarche rationnelle et cohérente. Par cette représentation rigoureuse et claire, dès son origine le bouddhisme se différenciait des autres religions. Le premier message des autres religions est le plus souvent une explication mythique du monde ou de son origine. Dans le cas du bouddhisme, nous trouvons une explication des maux qui nuisent aux hommes, le moyen d'y remédier et le but à atteindre.




IV Quatre vérités et relation avec quelques principes des premiers enseignements bouddhiques

Ce chapitre et le suivant n'ont pas été exposés lors du cours du 7 février ; toutefois ils peuvent présenter quelque intérêt pour ceux qui ont déjà étudié le bouddhisme. Ils montrent la cohérence et l'interdépendance entre le concept des quatre vérités et des fondamentaux de la doctrine bouddhique tels la production conditionnée ou la triple étude. J'indique également pour ceux qui s'intéressent à la spiritualité issue du Sutra du lotus, le développement et l'interprétation des quatre vérités auxquelles Zhiyi puis Nichiren se sont livrés.

1 Quatre vérités et production conditionnée

La production conditionnée, notamment dans l'enchaînement des douze liens causaux, peut être envisagée selon deux angles différents : - production conditionnée du flux en mouvement (cf. Nichiren, Devenir le Bouddha, Arfuyen 1993, pages 33 et suivantes),

- production conditionnée de l'extinction à rebours (ou à l'origine cf. Nichiren, Devenir le Bouddha, Arfuyen 1993, page 38). Ces deux notions seront étudiées ultérieurement lors du cours consacré à la production conditionnée.

Les deux premières des quatre vérités se rapportent à la production conditionnée du flux en mouvement et les deux dernières à la production conditionnée de l'extinction à rebours . Ce qui signifie que la douleur et l'apparition désignent la souffrance des existences successives et la cause de cette souffrance ; alors que l'extinction et la voie montrent la suppression de cette souffrance et le moyen d'y procéder. Notons que le fait d'envisager les quatre vérités sous l'angle de la production conditionnée leur confére une dimension supplémentaire, celle des existences successives, l'approche ne concerne plus seulement l'existence actuelle. Le tableau suivant illustre le rapport entre production conditionnée et quatre vérités :


Quatre vérités

Vérité de la souffrance

Vérité de l'apparition

Vérité de l'extinction

Vérité de la voie

Monde actuel perçu comme douloureux faute d'éveil sur les principes de sa propre existence

Cause de l'état de ce que l'on constate

Monde idéal lié à l'éveil individuel

Moyens de développer cet éveil

Effet

Cause

Effet

Cause

Production conditionnée du flux en mouvement

Production conditionnée de l'extinction à rebours


Nous avons affaire ici à un bouddhisme de l'effet et non de la cause. Comme dans la démarche scientifique c'est l'observation d'un phénomène qui amène à s'interroger sur les causes qui le produisent. De la sorte, comme nous l'avons vu, dès le début de son enseignement le Bouddha procède en thérapeute. Il identifie le mal dont souffre le patient, il en indique la cause, il imagine le processus de guérison et prescrit le remède. Le parallèle peut sembler tentant avec certaines thérapies modernes du mental, toutefois le système proposé par le Bouddha est plus général qu'individuel, il vise à résoudre l'ignorance fondamentale qui accompagne toutes les formes de vies. Certes cela passe par la résolution de la problématique individuelle dont chacun de nous souffre mais cette problématique et cette individualité sont montrées comme des constructions provisoires et presque anecdotiques.

2 Quatre vérités et triple étude

En fait c'est la quatrième vérité, celle de la voie ou plus exactement ici celle de l'octuple voie qui est mise en relation avec la triple étude (sangaku, sanxue). Rappelons brièvement que la triple étude désigne la pratique bouddhique et les disciplines que celle-ci porte à approfondir : l'éthique, la concentration et la sagesse. Elle désigne également le chemin qu'emprunte le bouddhiste qui fortifie son éthique et l'attention qu'il porte à sa propre vie, à ses propres actes, qui s'efforce de rassembler ses pensées et d'affiner sa lucidité et qui ainsi finit par développer la sagesse bouddhique. Cette progression est à garder à l'esprit pour comprendre l'analyse qui sera faite sur la succession des éléments de la triple étude, éthique, concentration et sagesse, sur l'ordre différent où ils apparaissent dans le tableau suivant et sur le rétablissement de l'ordre initial.


Tableau de correspondances entre l'octuple juste voie et la triple étude


Octuple juste voie
vue juste pensée juste parole juste

action juste

existence juste effort juste attention juste concentration juste
Sagesse Ethique partie commune Concentration
Triple étude




Les huit branches de l'octuple voie doivent être appréhendées comme étant un tout ; il est relativement hasardeux de vouloir distinguer un ordre de succession entre elles. Il n'en va pas de même avec les éléments de la triple étude qui se présentent dans un ordre cohérent : éthique --> concentration --> sagesse. Or dans le tableau de correspondances ci-dessus, cet ordre est bouleversé et se présente de la façon suivante : sagesse --> éthique --> concentration... Les commentateurs de la doctrine bouddhique étant rarement à court d'idées, ils ont imaginé l'argument suivant. La sagesse à laquelle se réfère la triple étude est la prajna, sagesse lucide issue du bouddhisme. Le développement de la prajna induit l'acquisition de deux termes qui ne sont pas compris dans l'octuple voie à savoir le juste savoir et la juste libération. La pratique de l'octuple voie est accessible à tous mais on ne peut demander pour autant que dès les débuts de cette pratique on puisse même imaginer l'objet du juste savoir ou l'expérience de la juste libération. A la fois le juste savoir et la juste libération ressortissent de la sagesse. Donc si l'on rajoute ces deux branches à l'octuple juste voie (qui du coup deviendrait une décuple juste voie !), nous retrouvons un ordre de succession cohérent : sagesse --> éthique --> concentration --> sagesse, dans lequel la sagesse de départ n'est pas du même ordre que la sagesse finale.




V Evolution du concept des quatre vérités dans les écoles du Lotus





 

L'enseignement des quatre vérités est commun à toutes les écoles bouddhiques. Dans cette dernière partie, nous aborderons les développements de ce système dans les courants qui se rattachent au Sutra du lotus. Pour ce faire nous évoquerons les conceptions de Zhiyi (538 - 597) puis de Nichiren (1222 - 1282). Particulièrement pour aborder la pensée de Zhiyi, il faut déjà un bon bagage de connaissances bouddhiques. Les textes ici cités se situent donc à un niveau de difficulté supérieur au reste du cours, je les donne donc pour les lecteurs avertis... Ils permettent néanmoins de se faire une idée quant à la forme d'expression des ouvrages du Tiantai.

1 Les quatre vérités dans le prisme des quatre enseignements

Chez Zhiyi, les quatre vérités s'appliquent à chacun des quatre enseignements. Dans l'une de ses oeuvres majeures, le Sens occulte de la fleur de la loi il développe un système original qui permet d'appliquer les quatre vérités aux quatre enseignements et ainsi de leur permettre de revêtir des significations spécifiques et relatives aux caractéristiques des doctrines examinées. Du coup les quatre vérités apparaissent comme un outil conceptuel qui selon l'enseignement auquel on l'applique peut changer de signification. A un niveau relativement abstrait, nous restons dans la démarche thérapeutique développée précédemment.

Rappelons brièvement le système des quatre enseignements (shikyoban, sijiao pan). Il s'agit d'un système de classification des enseignements du bouddha Shakyamuni en fonction de leur contenu.Il comprend les enseignements des trois corbeilles, le commun, le distinct et le global.

L'enseignement des trois corbeilles représente essentiellement ce que l'on appelle le Petit Véhicule dont les textes ont été réunis dans trois corbeilles, celle des sutra, celle des préceptes et celle des exégèses et commentaires.

L'enseignement commun désigne le Grand Véhicule, les interprétations de la vacuité du penseur Nagarjuna. Ces enseignements sont communs aux trois véhicules que sont les auditeurs, les éveillés par liens et les bodhisattva.

L'enseignement distinct recouvre des doctrines plus spécifiques, accessibles aux seuls bodhisattva, les distinctions sont plus subtiles et concernent la théorie, la sagese et la notion d'effet (cf. quatre enseignements).

L'enseignement global concerne le Sutra du lotus. Il permet d'aborder les trois enseignements précédents dans une perspective qui abolit les oppositions intrinsèques qu'ils généraient.

      En relation avec ces quatre enseignements Zhiyi dégage donc quatre sortes de quatre vérités, ce sont : - les quatre  vérités de la naissance et de l'extinction (enseignement des trois corbeilles), - les quatre vérités de la non-naissance (enseignement commun), - les quatre vérités de l'innombrable (enseignement distinct) et - les quatre vérités de l'improductif (enseignement global).

Je vais donner un aperçu des passages du Sens occulte de la fleur de la loi où ces dénominations sont décrites. Ceux qui ne sont pas familiers de cette littérature risquent d'être quelque peu surpris par la concision de l'expression. Rappelons toutefois que ce genre d'ouvrage s'adresse à des lecteurs qui ont déjà une bonne connaissance des sutra du bouddhisme et tout particulièrement des nombreuses exégèses et commentaires relatifs au Sutra du lotus.

a) Quatre vérités de la naissance et de l'extinction (enseignement des trois corbeilles) : "Parce que l'égarement y est profond, des choses elles ont reçu leur dénomination. De plus, la souffrance et l'apparition n'y sont qu'une seule loi et ce quand bien même on tendrait à les distinguer en regard des notions de la cause et de l'effet. Il en va de même pour l'extinction et la voie"

b) Quatre vérités de la non-naissance (enseignement commun) : "Parce que l'égarement y est léger, elles tiennent leur dénomination du principe. La souffrance y est dépourvue d'un caractère pressant tout comme l'apparition d'assemblement. La voie n'a pas deux aspects ni l'extinction le carcatère de naissance. De plus on y apprend que la souffance est vacuité et qu'il en va de même pour les trois autres vérités... Pour toutes ces raisons appelons-les les quate vérités du non-né"

c) Quatre vérités de l'innombrable (enseignement distinct) : "Parce que l'égarement quant au juste milieu y est profond, des choses elles tiennent leur dénomination. La souffrance comporte d'innombrables caractères et cela tient à ce que les effets rétributifs dans les dix mondes de dharma ne sont pas identiques. L'apparition comporte d'innombrables caractères car les passions des cinq demeures diffèrent. L'extinction comporte d'innombrable caractères car toutes les perfections (paramita) diffèrent entre elles"

d) Quatre vérités de l'improductif (enseignement global) : "Parce que l'égarement quant au juste milieu y est léger, elles tiennent leur dénomination du principe. Le fait que la bodhi y soit les passions est appelé vérité de l'apparition et le fait que le nirvana soit les vies et morts est appelé vérité de la souffrance. Et, quand la compréhension se fait, les passions s'identifient à l'éveil et cela se nomme vérité de la voie et les vies et morts s'identifient au nirvana et cela se nomme vérité de l'extinction. Dans les faits, cela se produit sans pensée ni intention, sans fabrication de quiconque, voila pourquoi on emploie le terme 'improductif'"

2 La vision de Nichiren

Les quatre vérités sont mentionnées à plusieurs reprises dans les écrits de Nichiren ; quand ce n'est pas les quatre à la fois, certaines d'entre elles sont citées ou commentées. Toutefois ce premier concept du bouddhisme semble déjà bien connu de son auditoire et Nichiren ne le développe pas particulièrement. Il en donne néanmoins une présentation intéressante dans un texte intitulé la Synthèse des noms des quatre enseignements (Shikyo ryakumyomoku, Showa teïhon p 2877). Cette oeuvre assez longue se sert de nombreux tableaux pour mettre en relation différents concepts du bouddhisme et ainsi montrer leur aspect multidimensionnel. Après avoir développé une présentation assez fournie des trois mondes (mondes des désirs, de la forme, du sans forme), Nichiren aborde les quatre vérités en se servant de diagrammes. Voici quelques aperçus de sa réflexion :


Quatre vérités

Vérité de la souffrance

Vérité de l'apparition

Vérité de l'extinction

Vérité de la voie

Effets des vies et morts

Causes des vies et morts

Effet de l'échappée du monde

Cause de l'échappée du monde

Cinq ombres, douze entrées, dix-huit domaines

Les passions, les actes

Le nirvana





Nichiren distingue ensuite quatre vérités pour chacun des trois mondes et montre les égarements propres à certaines des quatre vérités au moins dans les mondes des désirs et de la forme. Il aborde également les trois souffrances (sanku, sanku), souffrances des douleurs, de la détérioration et de la fugacité. Ces trois souffrances se manifestent pleinement dans le monde des désirs. Dans le monde de la forme, seules les souffrances de la détérioration et de la fugacité sont encore perceptibles alors que dans le monde du sans forme, la seule souffance encore sensible est celle de la fugacité.

Par la suite il expose le système des sept sagesses (shichiken, qixian) qui provient du Sens occulte de la fleur de la loi et, à propos de la quatrième sagesse, la chaleur de la loi (nanpo, nuanfa), il développe le système de l'aspect des seize pratiques, système méditatif qui vise à associer à chacune des quatre vérités quatre qualités et donc à appréhender chacune des quatre vérités au travers de quatre concepts définis. Cela peut se synthétiser de la sorte :


Chaleur de la loi

Vérité de la souffrance

Vérité de l'apparition

Vérité de l'extinction

Vérité de la voie

Souffrance - vacuité - impermanence - non-ego

Cause - apparition - naissance - condition

Extinction - pureté - merveille - distanciation

Voie - ainsité - pratique - échappée




Comme nous le voyons, dans cette présentation des quatre vérités par les maîtres des écoles du Lotus, le concept des quatre vérités revêt un aspect dynamique et permet au travers de diverses combinatoires, une exploration des principes profonds du bouddhisme. Evidemment cet usage suppose une bonne connaissance préalable du système des quatre vérités et de ses implications philosophiques. Il montre la façon dont les écoles du Lotus ont utilisé les concepts fondamentaux du bouddhisme pour les appliquer à la fois à la pratique et aux enseignements.


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