Les douze liens causaux



(conférence 6)



04/05/2006











A. Gouvret

Quelques informations :

Le script de ces conférences ainsi que leur enregistrement audio sont consultables sur internet: http://www.miaofa.com/accueilconferences.html. Ainsi ceux qui auraient manqué une session ou qui nous rejoindraient en cours de route, pourront écouter ou lire la séance de leur choix.


Lors de la précédente session, nous avons étudié le concept de production conditionnée. Il est résumé souvent dans cette phrase :"Ceci étant, cela est. Ceci naissant, cela naît. Ceci n'étant pas, cela n'est pas. Ceci disparaissant, cela disparaît". Rappelons-en brièvement les principales caractéristiques : 

- le monde est un tout dont les éléments se conditionnent mutuellement. Nous avons là une sorte d'"inter-relativisme" total et général,

chaque dharma est dénué de nature propre et ce, contrairement à l'impression immédiate et ordinaire que nous en avons. En effet, vu au travers de la production conditionnée, comment ces éléments du réel dont l'existence a été conditionnée par tous les autres éléments pourraient-ils dès lors avoir une nature propre?  C'est ce que l'on appelle la vacuité.




Il nous reste maintenant à aborder la doctrine profonde qui a été enseignée dans le système des douze liens causaux également appelés douze productions conditionnées.






I Les douze liens causaux dans le bouddhisme primitif



Dans le bouddhisme à son origine, nous trouvons de nombreuses interprétations de systèmes de la doctrine profonde de la production conditionnée. Ces théories ont en commun le fait de mettre en parallèle à la conception générale de la production conditionnée une doctrine qui comporte un certain nombre d'éléments et qui se présente à la fois comme une explication dynamique de la production conditionnée et un descriptif opératoire de la voie de la libération bouddhique. Ainsi, trouvons-nous des systèmes à deux, quatre, neuf, dix ou douze éléments. D'une certaine façon, le système des quatre vérités,qui avait fait l'objet du premier cours, comporte déjà des notions proches de la production conditionnée. En effet, les quatre vérités présentent une explication dynamique de la génération de la souffrance et le moyen de la guérison. 

Parmi ces représentations, c'est celle qui comprte douze éléments qui a été le plus largement développée au fil des enseignements de la tradition bouddhique.



Il existe dans les sutra de nombreux exemples de l'énoncé des douze liens causaux qui sont en général très similaires les uns aux autres. En voici un exemple :



" Ô moines, qu'est-ce que la production conditionnée? Ô moines, à cause de l'Obscur naissent les agissements, à cause des agissements naît la conscience, à cause de la conscience naissent les noms et la forme, à cause des noms et de la forme naissent les six lieux, à cause des six lieux naît le contact, à cause du contact naît la perception, à cause de la perception naît l'attachement, à cause de l'attachement naît l'appropriation, à cause de l'appropriation naît l'existence, à cause de l'existence naît la vie et à cause de la vie naîssent la vieillesse et la mort, la tristesse et l'affliction, la douleur et l'adversité. Ainsi se produit le rassemblement douloureux. Ô moines, c'est cet agrégat que l'on nomme la production.

Mais, que l'obscur soit annihilé, sans reste, et les agissements disparaissent et les agissements disparus la conscience disparaît et ainsi pour les noms et la forme, les six lieux, le contact, la perception, l'attachement, l'appropriation, l'existence et la vie; la vie disparue, la vieillesse et la mort, la tristesse et l'affliction, la douleur et l'adversité disparaissent. Ainsi se résout le rassemblement douloureux"






II Définition de chacun des douze liens causaux



Le terme sanskrit que nous traduisons par douze liens causaux est dvadasa pratitya samutpada , ce qui signifie littéralement douze productions conditionnées. Les chinois ont rendu cette expression par shier yinyuan (十 二因緣), d'où probablement la traduction assez ancienne de liens () causaux ()[expliquer].Ce système des douze liens causaux se présente donc sous la forme d'une succession où chaque terme génère le suivant. Nous assistons au processus de la force indiscernable qui issue des tréfonds nous pousse à la mort. Pour mieux comprendre ce système nous allons analyser chacun des termes puis étudier leur enchaînement. Il importera donc, dans un premier temps, de bien percevoir le sens de chacun des douze liens à l'origine afin de les distinguer des sens dérivés générés dans la suite de la longue tradition bouddhique.

Un point de méthode :

Pour analyser précisément chacun de ces douze éléments nous utiliserons trois sources :

- Les définitions,
- Les commentaires d'un des traités les plus fameux de la scholastique,
l'Abhidharma kosa sasta du savant indien Vasubandhu (Ve siècle),
- Un traité de Nichiren, moine japonais du
XIIIe siècle qui sur le sujet qui nous intéresse aujourd'hui a commenté l'Abhidharma kosa sasta.



1 L'Obscur 無明, mumyo, wuming, avidya : premier des douze liens causaux, il est de par sa signification le moins directement intelligible. Etymologiquement, le terme sanskrit vient de a et vidya ; "a" est un préfixe privatif, négatif et "vidya" signifie science, connaissance sagesse (du verbe vid : savoir, connaître, comprendre). Le tout signifie donc ce qui est insu, inconnu et incompris et représente le terrain qui dans le passé a été favorable aux égarements. Il s'agit d'une ignorance fondamentale qui précède l'acte et conditionne dès l'origine l'état d'égarement dans laquelle les actes sont commis. Les traducteurs chinois ont rendu le sens du terme par wuming ce qui signifie littéralement "privé wu de clarté ming". Nichiren, en annotant des citations du Kosa relatives à ces douze liens causaux nous dit : "Un garçon cause la colère de son père et éveille l'amour de sa mère, alors qu'une fille, elle, cause la colère de sa mère et éveille l'amour de son père"
Cet égarement pulsionnel de l'obscur empêche à l'attention et au discernement de s'exercer. Si l'obscur, comme nous le verrons ultérieurement, se rapporte à un temps passé, dans le présent, c'est l'exercice de la première des huit branches de la voie, la vue juste, qui permet de se dégager de son emprise. Le propre de l'obscur réside dans le fait que, dans cet état d'égarement, l'esprit est ignorant des principes bouddhiques fondamentaux et est en proie à diverses passions.





2 Les Agissements , gyo, xing, samskara : il s'agit des trois sortes d'agissements, les agissements corporels, les agissements vocaux et les agissements mentaux. Cette série peut tout à fait être rapprochée des trois actes. Dans le passé, l'ignorance de l'obscur a conditionné des actes qui sont des causes qui n'ont pas encore donné leur effet. Dans le texte précédemment cité, Nichiren définit les agissements comme étant "les actes producteurs d'autrefois" . Il en distingue deux sortes ; ceux qui nous entraîne à renaître qu'il appelle les actes d'attraction et les autres qui sont tous les actes du passé encore producteurs d'effets.






3 La Conscience , shiki, shi, vijnana : le terme est le même que celui que nous avons déjà étudié dans le cours relatif au cinq éléments. Mais ici, nous devons préciser la signification que le terme revêt dans le système des douze liens causaux. Cette théorie remonte aux origines de la pensée bouddhique et donc il serait inexact de revêtir ce terme des développements ultérieurs. Pour certains auteurs, la conscience ici signifierait les six premières consciences, résultats subjectifs de perceptions visuelles, gustatives, olfactives, auditives, tactiles et mentales. Pour d'autres, il s'agirait d'une conscience embryonnaire génératrice par la suite des cinq éléments appelés les noms et les formes. Dans certains textes des Sutra Agama, pour souligner cette activité subjective et créatrice de l'esprit, il est dit : "Selon la conscience, les noms et la forme se révèlent" (pour noms et forme, cf. supra). Dans le texte déjà cité, Nichiren note dans le Kosa : "La conscience est l'élément qui se noue à la vie". Elle serait donc parmi les cinq éléments, une entité première qui génère immédiatement les autres. Son apparition est la génération de la vie et en ce sens on distingue trois sortes de consciences :

- la conscience à l'entrée de la matrice aussi appelée la conscience qui se noue à la vie,
- la conscience dans la matrice,
- la conscience après expulsion de la matrice.

Cette subdivision permet de comprendre la qualité de la connaissance des phénomènes de la vie développée par le bouddhisme dès son origine. Notons dans cette interprétation du Kosa, la vue de l'être intermédiaire propre à ce courant (voir aussi gandharva). En ce sens la conscience à l'entrée de la matrice serait celle de l'être intermédiaire s'identifiant à l'un de ses futurs parents lors de la procréation, la conscience dans la matrice celle de l'embryon puis du foetus, et la conscience après expulsion de la matrice celle des êtres nés.






4 Les Noms et la Forme 名色myoshiki, mingse, namarupa : deux acceptions de ces termes qui d'ailleurs se recoupent à peu près. La première signifie les cinq éléments, immédiatement engendrés par la conscience. En ce sens "les noms" signifie les fonctions que sont la perception, la conception et la volition. Le fait de les traiter de noms les vide un peu plus de la réalité dont on peut être tenté de les parer. La seconde acception désigne les six lieux : couleurs, sons, odeurs, goûts, contacts et dharma ; dans les traductions en français, lorsque l'on évoque cette dernière signification on emploie le mot "forme" au pluriel, ce qui donne "les noms et les formes". Nous avons déjà vu que le terme rupa (forme), traduit en chinois par se (couleur) désigne le premier des six lieux : le lieu de la forme. Dans ce cas les "noms" désigneraient les cinq autres lieux. Cette reconstitution ne permet toutefois pas de comprendre pourquoi dans ce cas on n'emploierait pas l'expression dans un ordre inversé ce qui donnerait les formes et les noms.






5 Les Six lieux 六處, rokujo, liuchu, sadayatana : on emploie également l'expression six entrées ou six seuils 六入. Ce sont les six racines :

- 1 l'entrée de l'oeil
- 2 l'entrée de l'ouïe
- 3 l'entrée du nez
- 4 l'entrée de la langue
- 5 l'entrée du corps et
- 6 l'entrée du mental.

A leur sujet, toujours dans le même traité de Nichiren, nous trouvons : " On dit que les six lieux manifestent l'apparition des six racines, à savoir : les yeux, les oreilles, le nez, la langue, le corps et l'imagination." Le Kosa précise qu'" avant même que ne s'établisse la triple harmonie, nous trouvons les six lieux."






Lors de la prochaine session, le 18 mai, nous continuerons l'étude des douze liens causaux.