Lettre au moine Abutsu
阿佛房御返事
Commentaires
(Showa teihon p 1508)
On est toujours frustré en lisant la correspondance de Nichiren de ne pas connaître les lettres auxquelles il répond. D’après la teneur de cette lettre on peut deviner que le moine Abutsu probablement très âgé et malade avait fait part à Nichiren de sa santé. On ne connaît pas avec certitude la date de naissance d’Abutsu mais il est possible qu’à l’époque il ait quatre-vingt-neuf ans, ce qui témoigne d’une belle longévité pour ces temps-là. Il vivait en compagnie de sa femme Sennichi, exilé à Sado. Leur fils aurait occupé un emploi de bushi, membre de la caste des guerriers. Cette lettre est rédigée en chinois classique, langue que Nichiren maîtrisait parfaitement et dans laquelle il a écrit de nombreuses lettres mais surtout ses traités les plus importants. Cela laisse à penser qu’Abutsu avait un bon niveau d’instruction littéraire. On devine d’après d’autres lettres qu’il avait également une bonne compréhension de la doctrine. Fervent adepte de l’amidisme, il s’était converti au bouddhisme du Lotus après une discussion serrée avec Nichiren, ce qui porte à croire que c’était un homme à la foi sincère et qu’il se préoccupait, comme le montre cette lettre, des questions essentielles du bouddhisme. Cette courte lettre traite des problématiques les plus anciennes du bouddhisme, la souffrance et l’impermanence. La
vérité de la
souffrance, première des quatre
vérités, fait
partie de l’enseignement
initial du Bouddha. Citons le Sutra de la mise en mouvement
de la
roue de la loi (Temboringyo,
Zhuan fa lun
jing, Dharmacakrapravartanasutra) pour
rappeler ces quatre
vérités
dans leur formulation traditionnelle : « O moines, la naissance est souffrance, la vieillesse est souffrance, la maladie est souffrance, la mort est souffrance, la fréquentation de ceux que l’on déteste est souffrance, la séparation de ceux que l’on aime est souffrance, la non obtention de ce que l’on désire est souffrance et, finalement, tout ce qui touche au corps ou à l’esprit est souffrance. Telle est la noble vérité quant à la souffrance. « Et maintenant, ô moines, menés dans le cycle des renaissances, nous sommes avides de joie. Partout un désir puissant nous fait espérer plaisirs et bonheurs. Il s’agit de l’attachement aux désirs, à l’existence et à l’anéantissement. telle est la noble vérité de l’origine de l’apparition de la souffrance. « Mais, ô moines, que cette soif et ces désirs soient apaisés sans reste, abandonnés, écartés sans attachement, voilà la noble vérité de l’extinction de la souffrance. « Car, ô moines, la vue juste, la pensée juste, la parole juste, l’action juste, le moyen d’existence juste, la progression juste, l’attention juste et la concentration juste constituent l’octuple voie qui est la noble vérité de la voie de l’extinction de la souffrance » (traduction du chinois A. Gouvret). Le bouddhisme est
fondé sur l’appréhension de
l’ampleur de la souffrance et
se propose
d’y remédier. En ce sens il procède
d’une démarche
thérapeutique et
pratique. Nichiren cite la
deuxième
partie de la
célèbre stance du Sutra
du nirvana
dite stance de
l’impermanence (mujoge) :
« Les multiples mouvements
sont
impermanentsCar soumis à la loi de naissance et disparition Une fois naissance et disparition éteintes L’extinction paisible se fait joie » On ne peut lire cette stance sans évoquer la notion de « sceaux de la loi ». D’ailleurs le premier vers reprend textuellement le premier sceau. Les sceaux de la loi (法 印, hoïn, fayin, dharma mudra) désignent des concepts qui permettent de reconnaître si une théorie ou une doctrine ressortit du bouddhisme. Il s’agit donc de notions caractéristiques du bouddhisme résumées dans quatre expressions :
Pour reprendre succintement chacun de ces quatre sceaux : L’’impermanence des multiples mouvements (諸行無常, sho gyo mujo, zhu xing wuchang, anitya sarvasamskara). « Mouvements » est à prendre au sens le plus large, l’expression désigne ce qui se meut ou peut être mû, mais aussi toutes les notions que recouvre l’acte (pulsions, agissements, volition). Il faut donc envisager l’acte sous ses aspects physiques, mentaux et psychologiques, voire comme acte passé ayant une rétribution à produire. Si l’on considèrait « mouvements » uniquement sous l’aspect physique, on interprèterait cette phrase comme témoignage d’une sorte de matérialisme antique et ce serait réducteur. Les multiples mouvements désignent donc tout ce qui se produit (uï le composé) et qui est donc ce qui naît, ce qui disparaît et ce qui change. Rien n'est jamais dans un état de stabilité et donc l'état dans lequel toute chose se présente est forcément transitoire et par-là même impermanent. En ce sens, contrairement à d'autres philosophies de l'antiquité, le bouddhisme ne reconnaît pas l'existence d'atomes qui seraient une sorte d'éléments de base stables constituant la matière et dont seules les modifications de l'agencement provoqueraient les changements physiques. Certains courants de pensée de l'époque de la formation du bouddhisme présentaient des points communs avec cette vue de l'univers que nous trouvons également chez Lucrèce en Occident. Ce que le sens commun nous pousse à considérer comme de la matière apparaît à la lumière du bouddhisme comme des formes, des énergies et des processus. Notons d'ailleurs qu'il n'y a pas dans la terminologie de base du bouddhisme de mot qui serait l'équivalent du terme matière. L'impermanence des multiples mouvements est le premier des quatre sceaux de la loi car il désigne une réalité que l'observation et l'expérience usuelle corroborent dès lors que l'on y prête attention. Egalement, dans la doctrine, l'impermanence entraîne la souffrance et le fait de ne pas posséder de nature propre. C'est pourquoi, ce premier des sceaux de la loi induit les deux suivants. Parce que les multiples mouvements sont impermanents alors les dharma ou phénomènes qui nous apparaissent ne présentent qu'un aspect momentané et de même pour les qualités que nous leur prêtons et au bout du compte, cette instabilité elle même est douloureuse car, parmi les huit souffrances, au moins la naissance, le vieillissement, la mort et la séparation de ceux que l'on aime sont directement imputables à l'impermanence et les autres souffrances (la maladie, la fréquentation de ceux que l'on déteste, la non obtention de ce que l'on désire et la préhension des cinq éléments) lui sont imputables indirectement. Les multiples dharma sont sans ego (諸法無我, sho ho muga, zhu fa wuwo, anatmanah sarvadharmah). Les multiples dharma désignent les phénomènes ; en ce sens, l'expression est très voisine des multiples mouvements que nous avons étudiés précédemment. Le mot chinois que nous traduisons par "ego" est wo (e en prononciation ancienne et littéraire) qui signifie moi ou je, d'où notre choix du latin ego qui s'est intégré à notre langue depuis l'époque moderne. Dans de nombreuses traductions l'expression wuwo (muga en japonais) est rendue par "dépourvu de nature propre" ou "sans nature propre". Cette acception est sans doute juste encore que la signification soit peut-être réduite. "Sans ego" signifie à la fois "qui n'est pas l'ego" et "dépourvu d'ego". L'ego ici représente une entité ou une substance qui ne serait pas soumise à la naissance, à la disparition ni à l'altération et donc, par le fait, serait éternelle. Remarquons que le bouddhisme ne se prononce pas sur la possibilité d'une telle existence mais déclare que ce n'est pas là son objet. A l'époque où le bouddhisme a pris naissance en Inde, on pensait qu'il existait des entités qui n'étaient pas sujettes à la naissance ni à la disparition. Elles étaient appelées atman ou brahman. Atman est relatif à l'individu et brahman à l'univers. Le bouddhisme, lui, a préféré ne pas se prononcer quant à ces spéculations. Il visait simplement à la libération par l'exercice de la pratique. La réflexion philosophique sur l'atman ou le brahman, du point de vue du Bouddha, n'étant d'aucune aide pour ce faire, toute priorité était donnée à la pratique de l'ascèse qui permet de se départir de la souffrance. Dans les textes du Grand Véhicule on trouve plus souvent l'expression vacuité que "sans ego". Les deux sens sont très proches car la vacuité (ku, kong, sunyata) désigne la qualité de ce qui est vide (sunya) de nature propre. Que signifie être vide de nature propre ? Deux significations principales fournissent une clé d'accès à ces notions. La première est que dans les dharma, il n'existe pas de substance qui aurait été non produite et qui ne disparaîtrait pas et qui serait dotée de caractères spécifiques. Il n'y a pas une sorte d'essence absolue aux choses telle que certaines religions ou philosophies la discernent et tout caractère propre est le résultat d'influences. De là découle une conception relativiste qui caractérise le bouddhisme et qui insiste sur les relations mutuelles et multiples des phénomènes entre eux. L'ensemble des phénomènes de tout ordre que nous constatons existe d'une façon interdépendante et aucun de ces phénomènes ne pourrait exister par lui-même. En ce sens, on parle d'absence de nature propre.
Tous les mouvements sont souffrances (一切行苦, issaï gyo ku, yiqie xing ku, dukhah sarva samskarah). Ce troisième sceau de la loi renvoie tout particulièrement à la première des quatre vérités, l'existence de la souffrance. Une des classifications de la souffrance que propose le bouddhisme est celle dite des trois souffrances (sanku) : la douleur (ku, ku), la détérioration (e, huai) et à la fugacité (gyo, xing). La première d'entre elles est la souffrance physique. Elle est causée par toute atteinte au corps et est véhiculée par le système nerveux. La souffrance de la détérioration est une angoisse ressentie devant l'affaiblissement de ce qui était solide. L'âge nous enlève nos forces et les civilisations, après des périodes florissantes, dégénèrent. La dernière des trois souffrances est d'une nature plus générale. La souffrance de la fugacité se rapporte directement à la prise de conscience qui a mené le Bouddha à accomplir les ascèses. La raison et l'expérience nous forcent à admettre la nature provisoire de l'existence. Pourtant la perception ordinaire, dans l'instant, que le sujet a de lui-même est profondément différente. Il se sent vivre, occuper cette unité de la vie psychologique, qu'est chaque instant du présent et donc son expérience est celle du vivant. Pourtant, tout ce qu'il a appris ou compris semble indiquer que cet état est limité et provisoire. Cette incompatibilité entre le vécu et la pensée prive le sujet de la cohérence à laquelle il aspire. Cette gêne que le bouddhisme permet de desserrer est la souffrance de la fugacité. Ces considérations qui découlent des trois premiers sceaux de la loi ont souvent amené le bouddhisme à être considéré comme une religion particulièrement pessimiste voire nihiliste. C'est passer un peu vite sous silence le fait que le bouddhisme se veut avant tout une pratique qui permet à l'homme l'expérience qui résout les dilemmes de sa condition. Le bouddhisme a pris la mesure de l'ampleur de la maladie et a proposé le remède que nous révèle le quatrième sceau de la loi. Sérénité et pureté du nirvana (涅槃寂靜, nehan jaku jo, Niban ji jing, santam nirvanan). Le quatrième sceau de la loi nous indique le nirvana. Et cela, car le bouddhisme n'a pas seulement identifié les causes des troubles de notre condition mais il a indiqué également la voie de la délivrance. Etymologiquement l'expression nirvana signifie l'extinction du souffle. Il est précisé dans les textes primitifs : "les attachements ordinaires se délient, la colère se dissipe et la bêtise disparaît". Alors apparaît la condition indolore et sereine du nirvana Le nirvana est doté des quatre vertus (shitoku, side) qui sont : la permanence (jo, chang), le bonheur (raku, lo), l'ego (ga, wo) et la pureté (jo, jing). La permanence embrasse les trois phases du passé, du présent et du futur et désigne la qualité de ce qui ne connaît pas de fin. Le bonheur est la joie qui découle de la libération de l'emprise de la souffrance et de la satisfaction de goûter le calme et l'apaisement du nirvana. L'ego est la qualité de celui qui a trouvé ce qu'il est vraiment et s'est donc départi de la notion purement individuelle de la personnalité. Et enfin la pureté représente le dégagement des troubles et souffrances dûs aux passions. Entre ces qualités du nirvana et les quatre sceaux de la loi les correspondances suivantes ont été établies :
De fait, ces relations qui sont parfois opposées et parfois complémentaires renvoient à la double acception de "permanence-bonheur-ego-pureté". En effet, cette expression revêt deux sens différents. A l'origine il s'agit de la quadruple erreur que commet l'homme ordinaire : il appelle éternité ce qui est impermanent, bonheur ce qui n'est que souffrance, soi ce qui est dépourvu d'ego et pur ce qui est impur. Ce raisonnement est une application des quatre sceaux de la loi. Par opposition à cette première distance que prend le bouddhisme vis-à-vis des conceptions ordinaires, nous trouvons les quatre qualités du nirvana : il est immuable, il est au delà des deux douleurs (la première : maladie et angoisse, la seconde : la douleur qui est apportée par les autres êtres), il est pleinement indépendant et il a épuisé les égarements d'où la pureté.
Ces quatre vertus du nirvana connaissent également d'autres applications, par exemple elles ont été associées par le penseur chinois Zhiyi (515~577) à la dénomination de la terre du Bouddha, la terre de lumière toujours paisible (jo jakko do, chang jiguang tu). Il dit dans son ouvrage Mots et phrases de la Fleur de la loi (Fa hua wen ju) : "Toujours renvoie à la vertu de permanence, paisible à la vertu de bonheur et lumière aux deux vertus de pureté et d'ego". Dans la partie finale du texte Nichiren parle des maux de santé qu’il a dû supporter dans ses dernières années. Nous savons peu de choses sur la nature exacte de cette maladie sinon qu’il s’agissait probablement d’une affection de l’appareil digestif. La scolastique bouddhique s’est depuis longtemps posée la question de savoir si le bouddha souffrait ou non de maladies. Dans les sutra du Grand Véhicule, il arrive fréquemment que lorsqu’un bodhisattva se rend auprès d’un bouddha, il lui demande des nouvelles de sa santé, voire il s’enquiert des maux qu’il supporte. On se reportera notamment à L’Enseignement de Vimalakirti (traduction E. Lamotte) au chapitre IX « le bodhisattva Vimalakirti... s’enquiert de votre santé et vous demande si vous avez peu de tourments et peu de souffrances, si vous êtes alerte et dispos... ». Ces paroles sont adressées au bouddha Sugandhakuta par le messager de Vimalakirti. Il semble donc bien que le Bouddha lui-même soit sujet au vieillissement et à la maladie. Toutefois, nous avons vu plus haut que la douleur est liée à un phénomène mental et physiologique d’accroissement de la souffrance. Au moins le Bouddha, par sa connaissance et ses pratiques spirituelles, échappe à ce phénomène d’amplification de la souffrance. |
||||||||||||
|