Les douze liens causaux















Plan du cours :

I Les douze liens causaux dans le bouddhisme primitif

II Définition de chacun des douze liens causaux

1. L'Obscur

2. Les agissements

3. La conscience

4. Les noms et la forme

5. Les six lieux

6. Le contact

7. La perception

8. L'attachement

9. L'appropriation

10. L'existence

11. La vie

12. La vieillesse et la mort


III Les douze liens causaux dans les trois phases


IV La libération des douze liens causaux









 Nous avons terminé le cours précédent en évoquant les deux significations que revêt le terme bouddhique 'production conditionnée' à savoir, dans le vocabulaire que nous avons employé, la conception générale et la doctrine profonde. Nous nous sommes particulièrement intéressés à la conception générale, en ce sens où la réflexion sur la production conditionnée est l'attitude qui caractérise la démarche bouddhique.



Il nous reste maintenant à aborder la doctrine profonde qui a été enseignée dans le système des douze liens causaux également appelés douze productions conditionnées.






I Les douze liens causaux dans le bouddhisme primitif



Dans le bouddhisme à son origine nous trouvons de nombreuses interprétations de systèmes de la doctrine profonde de la production conditionnée. Ces théories ont en commun le fait de mettre en parallèle à la conception générale de la production conditionnée une doctrine qui comporte un certain nombre d'éléments et qui se présente à la fois comme une explication dynamique de la production conditionnée et un descriptif opératoire de la voie de la libération bouddhique. Ainsi, trouvons-nous des systèmes à deux, quatre, neuf, dix ou douze éléments. D'une certaine façon, le système des quatre vérités, qui avait fait l'objet du premier cours, comporte déjà des notions proches de la production conditionnée. En effet, les quatre vérités présentent une explication dynamique de la génération de la souffrance et le moyen de la guérison. Ces premiers essais de mise en forme des théories développées par le Bouddha à propos de la doctrine profonde de la production conditionnée ont fait l'objet d'une classification en trois parties :

- Les douze liens causaux,

- La triple harmonie,

- Les autres systèmes.

Parmi ces représentations, c'est la première qui a été le plus largement développée au fil des enseignements de la tradition bouddhique.



Il existe dans les sutra de nombreux exemples de l'énoncé des douze liens causaux qui sont en général très similaires les uns aux autres. En voici un exemple :



" Ô moines, qu'est-ce que la production conditionnée? Ô moines, à cause de l'obscur naissent les agissements, à cause des agissements naît la conscience, à cause de la conscience naissent les noms et la forme, à cause des noms et de la forme naissent les six lieux, à cause des six lieux naît le contact, à cause du contact naît la perception, à cause de la perception naît l'attachement, à cause de l'attachement naît l'appropriation, à cause de l'appropriation naît l'existence, à cause de l'existence naît la vie et à cause de la vie naîssent la vieillesse et la mort, la tristesse et l'affliction, la douleur et l'adversité. Ainsi se produit le rassemblement douloureux. Ô moines, c'est cet agrégat que l'on nomme la production.

Mais, que l'obscur soit annihilé, sans reste, et les agissements disparaissent et les agissements disparus la conscience disparaît et ainsi pour les noms et la forme, les six lieux, le contact, la perception, l'attachement, l'appropriation, l'existence et la vie; la vie disparue, la vieillesse et la mort, la tristesse et l'affliction, la douleur et l'adversité disparaissent. Ainsi se résout le rassemblement douloureux"






II Définition de chacun des douze liens causaux



Ce système des douze liens causaux se présente donc sous la forme d'une succession où chaque terme génère le suivant. Nous assistons au processus de la force indiscernable qui issue des tréfonds nous pousse à la mort. Pour mieux comprendre ce système nous allons analyser chacun des termes puis étudier leur enchaînement. Il importera donc, dans un premier temps, de bien percevoir le sens de chacun des douze liens à l'origine afin de les distinguer des sens dérivés générés dans la suite de la longue tradition bouddhique.



1 L'Obscur 無明, mumyo, wuming, avidya : premier des douze liens causaux, il est de par sa signification le moins directement intelligible. Il représente le terrain qui dans le passé a été favorable aux égarements. Il s'agit d'une ignorance fondamentale qui précède l'acte et conditionne dès l'origine l'état d'égarement dans laquelle les actes sont commis. Les traducteurs chinois ont rendu le sens du terme par wuming ce qui signifie littéralement "privé wu de clarté ming". Nichiren, en annotant des citations du Kosa relatives à ces douze liens causaux nous dit : "Un garçon cause la colère de son père et éveille l'amour de sa mère, alors qu'une fille, elle, cause la colère de sa mère et éveille l'amour de son père"
Cet égarement pulsionnel de l'obscur empêche à l'attention et au discernement de s'exercer. Si l'obscur, comme nous le verrons ultérieurement, se rapporte à un temps passé, dans le présent, c'est l'exercice de la première des huit branches de la voie, la vue juste, qui permet de se dégager de son emprise. Le propre de l'obscur réside dans le fait que, dans cet état d'égarement, l'esprit est ignorant des principes bouddhiques fondamentaux et est en proie à diverses passions.





2 Les Agissements , gyo, xing, samskara : il s'agit des trois sortes d'agissements, les agissements corporels, les agissements vocaux et les agissements mentaux. Cette série peut tout à fait être rapprochée des trois actes. Dans le passé, l'ignorance de l'obscur a conditionné des actes qui sont des causes qui n'ont pas encore donné leur effet. Dans le texte précédemment cité, Nichiren définit les agissements comme étant "les actes producteurs d'autrefois" . Il en distingue deux sortes ; ceux qui nous entraînent à renaître qu'il appelle les actes d'attraction et les autres qui sont tous les actes du passé encore producteurs d'effets.






3 La Conscience , shiki, shi, vijnana : le terme est le même que celui que nous avons déjà étudié dans le cours relatif au cinq éléments. Mais ici, nous devons préciser la signification que le terme revêt dans le système des douze liens causaux. Cette théorie remonte aux origines de la pensée bouddhique et donc il serait inexact de revêtir ce terme des développements ultérieurs. Pour certains auteurs, la conscience ici signifierait les six premières consciences, résultats subjectifs de perceptions visuelles, gustatives, olfactives, auditives, tactiles et mentales. Pour d'autres, il s'agirait d'une conscience embryonnaire génératrice par la suite des cinq éléments appelés les noms et les formes. Dans certains textes des Sutra Agama, pour souligner cette activité subjective et créatrice de l'esprit, il est dit : "Selon la conscience, les noms et la forme se révèlent" (pour noms et forme, cf. supra). Dans le texte déjà cité, Nichiren note dans le Kosa : "La conscience est l'élément qui se noue à la vie". Elle serait donc parmi les cinq éléments, une entité première qui génère immédiatement les autres. Son apparition est la génération de la vie et en ce sens on distingue trois sortes de consciences :

- la conscience à l'entrée de la matrice aussi appelée la conscience qui se noue à la vie,
- la conscience dans la matrice,
- la conscience après expulsion de la matrice.

Cette subdivision permet de comprendre la qualité de la connaissance des phénomènes de la vie développée par le bouddhisme dès son origine. Notons dans cette interprétation du Kosa, la vue de l'être intermédiaire propre à ce courant (voir aussi gandharva). En ce sens la conscience à l'entrée de la matrice serait celle de l'être intermédiaire s'identifiant à l'un de ses futurs parents lors de la procréation, la conscience dans la matrice celle de l'embryon puis du foetus, et la conscience après expulsion de la matrice celle des êtres nés.






4 Les Noms et la Forme 名色myoshiki, mingse, namarupa : deux acceptions de ces termes qui d'ailleurs se recoupent à peu près. La première signifie les cinq éléments, immédiatement engendrés par la conscience. En ce sens "les noms" signifie les fonctions que sont la perception, la conception et la volition. Le fait de les traiter de noms les vide un peu plus de la réalité dont on peut être tenté de les parer. La seconde acception désigne les six lieux : couleurs, sons, odeurs, goûts, contacts et dharma ; dans les traductions en français, lorsque l'on évoque cette dernière signification on emploie le mot "forme" au pluriel, ce qui donne "les noms et les formes". Nous avons déjà vu que le terme rupa (forme), traduit en chinois par se (couleur), désigne le premier des six lieux : le lieu de la forme. Dans ce cas les "noms" désigneraient les cinq autres lieux. Cette reconstitution ne permet toutefois pas de comprendre pourquoi dans ce cas on n'emploierait pas l'expression dans un ordre inversé ce qui donnerait les formes et les noms.






5 Les Six lieux 六處, rokujo, liuchu, sadayatana : on emploie également l'expression six entrées ou six seuils 六入. Ce sont les six racines que nous avons étudiées dans le cours sur les trois catégories et qui sont :

- 1 l'entrée de l'oeil
- 2 l'entrée de l'ouïe
- 3 l'entrée du nez
- 4 l'entrée de la langue
- 5 l'entrée du corps et
- 6 l'entrée du mental.

A leur sujet, toujours dans le même traité de Nichiren, nous trouvons : " On dit que les six lieux manifestent l'apparition des six racines, à savoir : les yeux, les oreilles, le nez, la langue, le corps et l'imagination." Le Kosa précise qu'" avant même que ne s'établisse la triple harmonie, nous trouvons les six lieux."






6 Le Contact , shoku, chu, sparsara : Il s'effectue lorsque les éléments de la triple harmonie évoquée ci-dessus se mettent juste à fonctionner ensemble. Ces éléments sont les racines, les lieux et la conscience. L'ensemble de l'expérience de la vie, quels que soient les êtres, procède du fonctionnement de cette triple harmonie qui dégage un lieu (environnement perçu), des racines (moyens sensoriels) et une conscience (aboutissement et discernement de cette perception). Nous ne pouvons pas imaginer ce que serait la vie privée d'un seul de ces éléments. A des stades plus ou moins développés tous les instants des êtres vivants sont la répétition de cette triple harmonie.

Le contact est préalable à la perception et, à ce stade, les trois perceptions (douloureuse, plaisante et indifférente) ne sont pas encore ressenties. Comme le dit Le Principe d'Une pensée trois mille : "C'est l'instant où l'on ne sait pas encore que le feu brûle, que l'eau rafraîchit ni que le sabre tranche."






7 La Perception , ju, shou, vedanha : Ce terme a la même signification, dans cette série des douze liens causaux, que celle que nous avons déjà étudiée lors du cours sur les cinq éléments. Il s'agit donc de la perception ressentie consécutivement au contact et qui peut nous sembler agréable, douloureuse ou indifférente. Le propre de l'usage de la perception est de créer chez le sujet des goûts, des attitudes et des comportements. Il recherche ce qui procure une sensation agréable, fuit ce qui provoque une sensation douloureuse et manque d'attention envers ce qui lui est indifférent.






8 L'Attachement , ai, ai, trsna : A l'origine le terme désigne la soif, ce qui montre bien le caractère primaire et l'urgence de cet attachement qui pousse à rechercher certains biens ou sensations avec cette même obsession qui fait que l'homme assoiffé demande de l'eau. On distingue trois sortes d'attachements :

- l'attachement aux désirs,

- l'attachement aux formes et
- l'attachement au sans-forme.

Ce désir très puissant de l'attachement peut également s'exprimer sous la forme de son contraire : la répulsion, avec tout autant de force. Le Kosa illustre l'attachement en disant : "Désirer les biens matériels ou les plaisirs des sens, voilà l'attachement."






9 L'Appropriation , shu, qu, upadana : consécutif au puissant sentiment qu'est l'attachement, l'appropriation désigne les actes effectués par le sujet dans le but d'assouvir le désir que crée l'attachement. Il veut s'emparer de ce qui excite sa convoitise et détruire ce qui le contrarie. L'appropriation désigne donc les actes effectués dans cette alternative du prendre-abandonner. Le désir excité par un nouvel objet fait que ce qui jusqu'à présent satisfaisait ce désir semble un rebut alors qu'au contraire, pour posséder ce vers quoi se porte la nouvelle impulsion, le sujet est prêt à toutes sortes d'opérations. Ainsi se commettent les actes physiques ou vocaux que le bouddhisme réprouve : le meurtre, le vol, la luxure, la médisance, la duplicité et la flatterie. Il est intéressant de noter que l'exercice de l'appropriation est souvent mis en relation avec le déplacement physique. Ce qui est normal parce que cette nécessité de l'appropriation pousse à rechercher ailleurs d'autres objets pour satisfaire la soif de l'attachement. "On chevauche sans cesse en toutes directions pour conquérir de nouveaux territoires." nous dit le Kosa. Dans notre société où l'appropriation est devenue une valeur consacrée nous assistons à des déplacements quotidiens, mensuels ou annuels de populations tels que les siècles précédents n'en ont jamais connus.






10 L'Existence u, you, bhava : Dans son sens le plus large, cette expression désigne l'existence en tant que phénomène. Les douze liens causaux étant tous liés à l'existence, on emploie l'expression les douze chaînons de l'existence. On distingue les actes de l'existence et les rétributions de l' existence. Les actes, comme cela a déjà été vu, sont de trois sortes : physiques, oraux et mentaux. Les actes de l'existence comprennent à la fois ces actes mais aussi l'énergie résiduelle qui demeure après la production de ces actes et qui conditionne le sujet. Comme nous l'avons déjà un peu abordé, en étudiant le deuxième des douze liens causaux, les agissements, cette force résiduelle des actes effectués conditionne la façon de penser ou la personnalité et crée les itinéraires mentaux habituels du sujet. Dans le présent, l'exercice de "prendre-abandonner" causé par l'appropriation, une fois effectué, laisse une empreinte résiduelle qui vient se rajouter aux conditionnements générés par les agissements du passé (le deuxième lien causal) et donc détermine le sujet pour le futur. Du coup, du point de vue bouddhique, le futur est "forcé" d'avoir lieu et, en ce sens, dans le traité qui a déjà été cité, Nichiren précise :"On désigne par le terme d'existence les actes, qui dans le futur encore, nous feront échoir la vie" Notons là encore une différence fondamentale entre la conception commune et la doctrine bouddhique ; selon les vues généralement admises, l'individu a une personnalité, un caractère, des goûts etc..., alors que dans les enseignements bouddhiques il est constitué par ses propres actes qui l'ont modelé et qui ont créé des habitudes et des comportements que nous désignons comme étant la personnalité. Que ces actes, sans cesse effectués, changent et cette personnalité elle même se trouvera transformée. De là, l'importance d'effectuer les rites et les pratiques dans ce que le bouddhisme appelle la voie .






11 La Vie , sho, sheng, jati : Il s'agit de la vie qui est propre aux êtres émotionnels. Comme il vient d'être vu, la somme des causes créées qui n'ont pas encore attiré leur effet conditionne le sujet et lui génère un devenir défini. C'est ce qui l'amènera à naître à nouveau.






12 La Vieillesse et la Mort 老死, roshi, laosi, jaramarana : Dans plusieurs textes ce dernier des douze liens causaux se voit conféré des dénominations supplémentaires telles que la tristesse (soka), l'affliction (parideva), la douleur (dukkha) ou l'adversité (domanassa). Ainsi se révèlent les maux inhérents à la vie, d'une façon plus évidente avec l'âge, pour aboutir à la destruction finale.






Ainsi se déroule ce cycle perpétuel, cet "éternel retour" qui, procédant de l'obscur, génère au travers des agissements et de l'attachement, les pensées et actes erronés propres à l'appropriation et à l'existence qui finalement entraînent la douleur (première des quatre vérités étudiées initialement) face à laquelle le bouddhisme se veut une réponse.









III Les douze liens causaux dans les trois phases



Par trois phases nous entendons les trois catégories du temps que sont le passé, le présent et l'avenir. Une fois chacun des douze termes des liens causaux définis, on peut les percevoir dans un processus dynamique et temporel qui fait que chacun d'eux apparaît dans l'une des trois phases du temps comme une cause ou un effet. Ainsi l'obscur et les agissements sont deux causes passées, la conscience, les noms et la forme, les six lieux, le contact et la perception sont cinq effets (effets des deux causes précédentes) présents. Puis, permettant au cycle de se poursuivre, nous avons trois causes présentes : l'attachement, l'appropriation et l'existence qui entraîneront deux effets futurs : la vie et la vieillesse et la mort. Remarquons que dans ces séries, l'acception des termes causes et effets est différente de la conception générale en ce sens où la cause désigne toujours une production d'actes et l'effet un processus complexe de transformation du sujet sous l'action de la cause et qui permettra la création d'actes d'une qualité éventuellement différente. Le diagramme suivant permet de mieux visualiser ces systèmes.









Douze
liens
causaux





Obscur 2 causes du
passé

une

série

cause-effet


Deux
sortes
de
cause-effet

dans les

trois phases
Agissements
Conscience 5
effets
du
présent

Noms et Forme
Six seuils
Contact
Perception
Attachement 3 causes
du
présent
une

série

cause-effet
Appropriation
Existence
Vie 2 effets
du futur
Vieillesse & mort





IV La Libération des douze liens causaux



Dans le cycle des douze liens causaux nous avons un processus qui, partant de l'obscur, aboutit à la souffrance et à la mort. De là, cette idée selon laquelle la résolution du dilemme initial pourrait empêcher ensuite la génération de chacun des chaînons qui, au bout du compte, entraîneront notre destruction. Il s'agit là d'une production conditionnée inverse appelée extinction à l'origine ou extinction à rebours. La neutralisation du premier terme empêche les autres de se manifester. Cette opération peut apparaître comme un pur exercice de démonstration logique. Toutefois, les enseignements bouddhiques nous indiquent également la possibilité d'allègement puis de libération de cette chaîne des douze liens causaux. Au fur et à mesure où, par la pratique et l'enseignement, l'obscur se dénoue, les douze liens causaux sont de moins en moins effectifs et leur cycle perd son efficace. Terminons en citant la conclusion de Nichiren sur ce point dans Le Principe d'Une pensée trois mille, "... le Bouddha est ce vers quoi on va, une fois les troubles abandonnés ...Ces douze liens causaux ne sont plus entièrement effectifs entre les existences successives, ni même dans le ciel, ni même dans le monde du sans-forme »

Ainsi se termine ce cours sur la doctrine profonde de la production conditionnée, la prochaine fois nous étudierons les applications particulièrement significatives de la conception générale que sont les quatre sceaux de la loi.









Pour tout le commentaire et la présentation que fait Nichiren des douze liens causaux on peut consulter Nichiren - Devenir le Bouddha, déjà cité précédemment, pages 33 et suivantes (Editions Arfuyen).



Retour au programme des cours